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Alexandrie, Marseille, Beyrouth … L’ancre et la plume

Dalia Chams , Mercredi, 11 décembre 2024

Le rapport complexe ville-port a été au centre des discussions qui se sont étendues sur trois jours, dans le cadre du festival annuel Ecrire la Méditerranée, organisé par l’Institut français d’Alexandrie.

Alexandrie, Marseille, Beyrouth … L’ancre et la plume
Première table ronde, avec Rim Bassiouny, Camille Ammoun et Georges Kypreos.

Bateaux, chantiers navals, quais animés par les mouvements d’une foule bigarrée, grues, criée de poissons, amoncellement de denrées venues d’ici et d’ailleurs, odeur iodée de la mer ou plutôt celle de la décomposition des algues, un mélange d’accents et de races qui constituent autant de facteurs sensoriels à même d’aiguiser l’imaginaire des écrivains ou des créateurs tout court. Ils permettent de construire des mythes autour des villes portuaires. Celles-ci sont souvent conçues comme un espace problématique, un lieu hybride, un milieu interlope voué au transit, au commerce et au trafic. Car elles sont le fruit de l’imbrication entre deux espaces : un espace de vie et de résidence (la ville) et un espace d’échange et de transport (le port).

Entre les deux entités, il y a tout un système complexe de relations réciproques. Cela dit, il n’est pas souvent question d’une simple juxtaposition d’une ville et d’un port, mais c’est tout un groupement urbain qui a des caractéristiques spécifiques issues de son ouverture sur le monde et de ses fonctions d’échange. Sa morphologie spatiale et sa composition démographique et économique sont fortement influencées par les activités du port.

Pour faire le tour de la question, le festival annuel Ecrire la Méditerranée a invité plusieurs écrivains, journalistes, acteurs culturels et artistes, pour sa douzième édition qui s’est déroulée du 1er au 3 octobre dans la ville d’Alexandrie. Le format original de l’évènement favorise les balades à pied, les circuits en boucle, en se déplaçant entre les rues du centre-ville et la corniche, entre les locaux de l’Institut français, près des bouquinistes d’Al-Nabi Daniel, la Bibliothèque d’Alexandrie et le siège de la fondation Anna Lindh, situé dans l’hôtel particulier du diplomate suédois Von Gerber, qui date des années 1920.

A travers une première table ronde, les intervenants ont croisé les littératures pour croiser les perspectives. Leurs parcours très distincts ont permis d’offrir une réflexion pluridisciplinaire autour du rôle de la littérature quant à construire une identité propre à la ville portuaire, celle-ci peut relever aussi bien du mythe que de la réalité.


Concert dessiné, Une vie extraordinaire du Comte de Monte-Cristo, par Fred Nevché et Alfred.

Le soufi et l’architecte

Rim Bassiouny, sociolinguiste et écrivaine qui s’est démarquée durant les dernières années de par une suite de romans historiques à succès, a jugé que le mythe de sa ville natale Alexandrie reste encore à creuser ; il est intarissable vu sa richesse constante. Le multilinguisme des personnages et leur ouverture sur le monde extérieur les rendent des êtres à part. C’est le cas des héros de son dernier roman en date, Mario et Aboul-Abbas, mettant en scène trois protagonistes partagés entre plusieurs rives de la Méditerranée. Il s’agit du grand saint de la ville, Al-Morsi Aboul-Abbas, par lequel jurent tous ses habitants, alors qu’il y est arrivé au 13e siècle, en provenance d’Andalousie. Puis, de l’architecte italien Mario Rossi, qui a débuté sa carrière en Egypte en 1921 en tant qu’assistant de Verrucci bey, l’architecte en chef du sultan. Il a par la suite construit 260 mosquées, dont celle d’Al-Morsi Aboul-Abbas.

Dans le roman, il est aussi question du poète italien, né à Alexandrie, Giuseppe Ungaretti (1888-1970). Rim Bassiouny a fait une lecture d’un extrait de son recueil L’Allégresse, évoquant l’angoisse de ce grand voyageur alors qu’il quittait le port d’Alexandrie. L’autrice a réussi à tresser les histoires de ces personnages, à la croisée de plusieurs cultures, en naviguant entre les époques.

Ce sont des personnages plus disposés à s’évader, à envisager l’ailleurs et l’Autre, à vagabonder, à rêvasser. Leurs rêves ne naissent pas en mer mais en bord de mer, sur terre ferme, et la mer se présente comme possibilité.

Son premier roman, Raëhat Al-Bahr (l’odeur de la mer), avait lui aussi pour cadre la ville portuaire d’Alexandrie, dont le langage quotidien comporte plusieurs mots empruntés notamment à l’italien, au turc et au grec bien sûr, car elle abritait entre autres une large communauté grecque arrivée essentiellement depuis le temps de Mohamad Ali pacha. « Aujourd’hui il n’en reste que 150 personnes, toutes de ma génération », a précisé le deuxième invité de la table ronde, Georges Kypreos, un Grec d’Alexandrie, octogénaire. Marié à une Française, il vit entre l’Egypte, la France et la Grèce, a signé un livre en grec sur l’histoire d’Alexandrie, qu’il connaît par coeur, et n’hésite pas à nous faire plonger dedans. Jusqu’à il n’y a pas longtemps, il prenait son petit déjeuner tous les matins au café Délices, qui était fondé par un autre Grec, Aliky Antonios, en 1922.

Kypreos se présente comme un véritable personnage, voire comme une légende vivante ; son grand-père s’est installé en Alexandrie en 1902, venu de l’île de Chios. Tout en ses propos dégage l’âme d’une époque révolue. Avec Rim Bassiouny, née en 1973, ils parlent d’une Alexandrie historique et mythique, malgré leur différence d’âge. Par contre, Camille Ammoun, politologue, urbaniste et écrivain libanais, évoque les métamorphoses contemporaines des villes portuaires, de Beyrouth dont le visage a été transformé par le politique. En temps de crise, les villes se tournent vers l’intérieur; elles se distancient de leurs ports.

« Alors que Beyrouth et son port se tournaient le dos, le 4 août 2020, le port et sa corruption sont entrés dans la ville avec une violence destructrice. Cette date marque la fin du mythe beyrouthin de la résilience », a-t-il lancé au cours de cette première table ronde. Et d’ajouter : « Il y a plusieurs projets visant à reconstruire le port, mais ils ont tous tendance à séparer le port de la ville, au lieu de les ouvrir l’un sur l’autre ou de réhabiliter leur rapport ».

On lui demande souvent si la ville est un décor ou un personnage, en s’attendant à ce qu’il réponde que c’est un personnage, mais à ses yeux la ville est un texte qu’il essaye de lire en marchant, en déambulant entre ses rues. En se prêtant à des errances très politiques, il adopte l’approche particulière de la psychogéographie, en référence notamment aux réflexions de Guy Debord et Lain Saint Clair. Ce dispositif permet de se situer différemment par rapport à la ville, en se laissant guider par ses souvenirs, ses observations et ses émotions personnelles, jusqu’à parvenir à une cartographie littéraire et révolutionnaire de la ville en crise.

Les épaves de Beyrouth

Camille brouille les genres. Il mêle roman et essai, fiction et réalité, réflexion urbaine et histoire personnelle. Ses deux derniers ouvrages Octobre Beyrouth (2020) et Subsidence (2023) décrivent une ville qui se bat, blessée, fatiguée, à cause d’un système qui s’effondre, sans que rien d’autre émerge pour le substituer.

Le premier livre débute le 1er octobre 2019, durant les manifestations qui ont secoué le Liban, et se termine le 4 août 2020 dans la désolation de l’explosion du port. Et le deuxième part de six photos d’épaves urbaines qui marquent le paysage de Beyrouth et l’imaginaire de ses habitants, pour montrer que la subsidence de la ville et de ses habitants est lisible en ses ruines physiques et que les Beyrouthins ont collectivement rejeté la résilience mythique qu’on leur prête. La ville vit donc avec ses deuils impossibles ; on peut parler d’une sédation, d’un drame qui chasse l’autre, a-t-il expliqué.

Camille, qui enseigne actuellement un cours de psychogéographie à l’Académie libanaise des beaux-arts, intitulé « Marcher et écrire », s’est livré à son jeu favori pendant son séjour à Alexandrie. Il n’a pas manqué de photographier ses épaves urbaines et d’observer les murs visibles ou invisibles qui séparent la ville du port.

Banditisme et espaces occultés

La statue en bronze du leader révolutionnaire Saad Zaghloul regarde la mer du côté de la station Raml (Mahattet Al-Raml), les participants ont sans doute passé devant durant leurs va-et-vient. « La statue regarde là d’où viennent la civilisation et la liberté, qui ont marqué l’histoire de la ville fondée en 331 ans avant notre ère. Elle a toujours été une ville ouverte ; ses écrivains ont de tout temps eu la réputation de briser les tabous et ses plasticiens s’asseyaient autour de la rivière d’Al-Mahmoudiya, qu’a creusée Mohamad Ali, pour dessiner et révolutionner les courants artistiques », a indiqué Ibrahim Abdel-Méguid, auteur du roman Personne ne dort à Alexandrie, qui se passe pendant la Deuxième Guerre mondiale.

Avant d’être publié, il a travaillé sur le chantier naval d’Alexandrie, a donc fréquenté son port et a souvent bougé entre le quartier populaire de Wadi Al-Qamar, là où il habitait, et celui de Dékheila, où il exerçait son activité professionnelle (Dékheila est le deuxième port d’Alexandrie, situé à l’ouest). Il a poursuivi, durant le café littéraire qui lui a été réservé le deuxième jour du festival : « Sous Nasser, on recevait les revues européennes, qui se faisaient rares, par l’intermédiaire des marins. Je dirais : on a découvert le monde grâce aux marins, que par le truchement de l’Etat ».


Ibrahim Abdel-Méguid, rencontre au café littéraire.

 Abdel-Méguid aborde dans certains de ses romans l’aspect refoulé de la ville-port, celui du banditisme, du trafic et de la corruption des douaniers. « Les voleurs de Dékheila peuvent inspirer des personnages extraordinaires. J’ai mis du temps pour pouvoir les intégrer dans mes oeuvres, j’ai parlé de l’un d’entre eux dans le Cyclope, il s’appelle Ali Taabida, c’était un camarade de classe, que j’ai connu tout jeune. Mais il m’a fallu du temps pour pouvoir l’écrire ; l’idée et les personnages doivent mijoter dans ma tête pendant longtemps, et puis au moment voulu, ils percent et finissent par voir le jour », a-t-il dit.

Marseille l’indocile !

Le port lié au banditisme, à la colonisation, aux migrations et à la corruption est un sous-thème qui est revenu plusieurs fois à la surface, pendant les discussions de la douzième édition d’Ecrire la Méditerranée.

La sociologue et militante associative Samia Chabani a mis en perspective l’historique des migrations à Marseille, où elle est installée et où elle a initié des balades dans l’espace public, afin de dénoncer les traces du patrimoine colonial ou conflictuel. « On a réussi à changer le nom de la rue Bugeaud, un militaire qui a été gouverneur général de l’Algérie, et y a commis des crimes (...). On a essayé également d’effacer les traces des expositions coloniales qui étaient organisées autrefois afin de promouvoir l’empire français et certaines statues liées à l’époque coloniale, qui ont été vandalisées, couvertes de graffitis, etc. », a fait remarquer Samia Chabani, ajoutant : « Il y a plusieurs villes à Marseille. Le quartier des Arabes aujourd’hui a été à un moment donné celui des Italiens, et a été également investi par les Arméniens. Les restaurateurs égyptiens de kebab forment une communauté importante ; leurs magasins donnent sur la rue principale de Marseille, maintenant il y a de plus en plus de Syriens et de Libanais aussi ».

Nina Chastel, qui a participé au même panel, à la fondation Anna Lindh, vient elle aussi de Marseille. Son exposé a porté essentiellement sur The Beit Project, lancé il y a 13 ans comme une école nomade, se déployant dans des lieux d’histoire de toute l’Europe. D’autres ateliers pédagogiques ont été organisés par la même NGO, à bord d’un navire regroupant plusieurs jeunes issus de communautés différentes.

L’histoire déclinante de Marseille est liée au déclin de son port, selon l’écrivain et journaliste Philippe Pujol, lauréat du prix Albert Londres en 2014, pour sa série d’articles Quartiers shit, sur les quartiers nord de Marseille, considérés comme l’une des zones les plus pauvres d’Europe.

Dans La fabrique du monstre, il a raconté dix ans d’immersion dans les quartiers nord. Puis, dans La chute du monstre, il a décortiqué la dislocation du système politico-mafieux. Et le voilà dans Cramés, les enfants du monstre, paru en septembre dernier, décrire les vies brisées des minots, des cramés, comme ils s’appellent entre eux. Il dépeint une galerie de personnages, de « gosses », d’écorchés vifs, tous « cramés » de l’intérieur, et devenus, malgré eux, enfants du monstre.

« Marseille a toujours accueilli des gens qui ont perdu quelque chose, qui ont échappé à la mort, la faim ou la misère. Donc on est tous entre perdants ! On parle fort, on est tendre, on parle beaucoup de soi comme tous ceux qui se sentent faibles ou marginalisés », a souligné Philippe Pujol durant la dernière table ronde à l’IFE, qui a regroupé deux Alexandrins : l’écrivain Alaa Khaled et l’architecte Mohamad Adel Dessouki, et deux intervenants vivant à Marseille : Pujol et la consultante culturelle Anne Millet.

Les deux Alexandrins ont essayé de résumer les changements qu’a subis la ville-port ces derniers temps. Des remparts ont été dressés entre la ville et le port, et on a entamé une privatisation croissante des côtes, de quoi avoir affecté la démocratisation de l’accès à la mer, qui est censée être un espace pour tous. « La mer ressemble davantage à une société de classes, et le littoral, plus que jamais, est un enjeu de luttes politiques et socio-économiques », a affirmé Alaa Khaled. Cette lutte s’intensifie sous l’effet du changement climatique et de l’urbanisation. Le mythe de la ville se perd de plus en plus, mais quand même une partie de sa beauté persiste.

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