Un air de déjà-vu. Des foules en liesse en train de piétiner l’effigie d’un président déchu. D’autres fracassant et traînant sa statue. Des coups de feu, des va-et-vient incessants, des regards ébahis. Le centre de Damas, effervescent, ne sait plus où donner de la tête. Comme si l’on avait du mal à croire que le désormais ex-président syrien, Bachar Al-Assad, était tombé. Car il a tenu plus de 13 ans depuis le début des troubles dans son pays. Il a résisté aux soulèvements, à la guerre, aux groupes extrémistes armés, aux sanctions internationales … Et il a chuté en 11 jours seulement après une offensive aussi surprenante que fulgurante menée par une coalition dirigée par le groupe islamiste armé Hayat Tahrir al-Sham (HTS). Une offensive qui a démarré le 27 novembre dans le nord et qui a fini par la chute de la capitale Damas le 8 décembre, alors que Damas a été lâchée par ses alliés. La Russie, occupée par la guerre en Ukraine, a dû réduire son influence et surtout son soutien. Idem pour le Hezbollah, affaibli par l’offensive israélienne, et pour l’Iran qui fait face à la menace croissante d’un conflit avec Israël. « Des soutiens traditionnels qui ont révisé leurs calculs et réévalué leurs intérêts en raison des répercussions de la guerre contre Gaza et des nouvelles donnes de la géopolitique mondiale », comme l’explique Safinaz Mohamed Ahmed, experte dans les affaires régionales au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram.
Transition à hauts risques
Après la stupéfaction, l’heure est aux interrogations. D’abord sur le deal qui a conduit au départ d’Al-Assad, ensuite sur les contours de la phase de transition en Syrie et, enfin, sur l’impact de ce séisme politique sur la région. Pour le moment, une chose est certaine : la chute rapide et inattendue du régime syrien marque un tournant dans l’histoire moderne de ce pays, mais aussi dans celle du Moyen-Orient. La première inquiétude concerne la Syrie elle-même. Afin de se reconstruire et de renouer des liens avec la communauté internationale, le pays est confronté à un enchevêtrement d’enjeux. Trois défis majeurs risquent de compromettre sa reconstruction, ainsi que son intégration régionale et mondiale : la tentation d’un Etat théocratique, le spectre d’un retour à l’autoritarisme et la persistance d’un climat d’insécurité lié à la prolifération des armes et des milices. Beaucoup d’observateurs mettent en garde contre une déstabilisation de la Syrie, voire une fragmentation, avec des conséquences désastreuses pour l’ensemble de la région. « La situation est aujourd’hui aussi dangereuse que complexe », estime Safinaz Mohamed Ahmed. « Tout reste conditionné à l’évolution des développements et à la capacité des forces qui ont fait tomber le régime à gérer les interactions avec les parties régionales et internationales », explique-t-elle.
La deuxième inquiétude concerne l’ensemble de la région. « Déjà, le contexte régional d’aujourd’hui diffère complètement de ce qu’il était dans la période allant de mars 2011 à octobre 2023. La chute du régime syrien met fin à la formule russo-irano-turque d’Astana. Ces trois pays s’étaient accordés pour que la ligne de front ne change pas sans négociations ni compromis, un deal qui a été balayé par l’offensive de HTS », estime l’analyste.
Nouveaux rapports de force
C’est donc la fin du statu quo qui règne depuis des années et la naissance potentielle de nouveaux rapports de force régionaux. Dans cette nouvelle configuration, un pays se trouve être le plus grand perdant : l’Iran. En effet, la disparition du régime de Damas porte un coup dur à l’axe de la résistance mené par Téhéran. Et ce, d’autant plus que cela intervient après l’affaiblissement du Hezbollah et du Hamas. Pour l’Iran, la Syrie d’Assad était le principal pilier de cet axe, elle était un partenaire crucial dans le réseau régional d’alliés de Téhéran. Téhéran va sans doute voir son influence en Syrie subir un important recul. Mais le plus grave pour l’Iran est de voir se réduire comme une peau de chagrin son influence régionale. L’Iran se voit contraint de redéfinir sa politique de sécurité et ses ingérences au Moyen-Orient. Y compris avec les Houthis au Yémen, un autre pays à examiner. Le soutien aux Houthis en vaut-il toujours la peine en termes de coûts-bénéfices ? Ou bien Téhéran doit-il préserver la même politique pour ne pas perdre la face ?
Autre pays frontalier dans l’expectative : l’Iraq. C’est un pays qui a connu de longues années d’instabilité et qui peine encore à s’en rétablir. Si la Syrie venait à se fragmenter selon des critères ethniques et religieux, cela risquerait de renforcer les divisions en Iraq et de faire ressurgir de plus belle les factions islamistes armées. Et si c’est un pouvoir islamiste qui prend les rênes en Syrie, cela affectera le fragile équilibre iraqien. Probablement au détriment de l’Iran. En revanche, au Liban, l’affaiblissement du Hezbollah et la déconfiture d’un de ses alliés de poids peuvent rééquilibrer les rapports de force jusqu’ici défavorables face au Hezbollah qui a longtemps dicté sa loi, ce qui peut contribuer à une sortie de crise.
D’autre part, le renversement du régime de Bachar Al-Assad renforce le poids régional de la Turquie. La Syrie représente un enjeu à la fois stratégique et vital pour la Turquie, soutien du groupe HTS. Ankara sort donc en position de force et va tenter de mettre en oeuvre ses deux préoccupations principales en Syrie : établir une zone tampon tout au long de la frontière turco-syrienne permettant de contrôler les forces kurdes et renvoyer plus de 3 millions de réfugiés syriens vivant sur son sol.
Quant à Israël, qui s’est aussitôt déployé dans la zone tampon surveillée par l’ONU à sa frontière avec la Syrie, notamment dans le Golan occupé et où des voix appellent déjà à prendre le contrôle des hauteurs du Golan syrien, il ne peut que se réjouir de cette chute, doublée du déclin des alliés de son ennemi juré, l’Iran. Et ce, d’autant plus que sa stratégie est, depuis un certain temps, de pousser au maximum pour affaiblir l’Iran, son obsession.
Reste un acteur non régional mais tout aussi important : la Russie. Avec l’intervention de ce pays en Syrie en 2015, le conflit syrien s’est internationalisé. Mais aujourd’hui, les enjeux sont différents. L’avenir des bases russes en Syrie devient problématique. Son influence régionale aussi. A moins que Moscou n’accepte un changement de posture stratégique dans la région en contrepartie d’autres profits, en Ukraine par exemple ….
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