Al-Ahram H
ebdo : Comment évaluez-vous la situation aujourd’hui dans le Sinaï à la lumière des opérations militaires menées contre le terrorisme dans la péninsule ?
Le général Abdel-Moneim Saïd : La situation reste alarmante. Toutefois, les efforts de l’armée ont réalisé un grand succès et ont pu briser la majorité des groupuscules terroristes. La destruction des tunnels reliant le Sinaï à la bande de Gaza, la reprise du contrôle sécuritaire sur les frontières et la saisie d’énormes quantités d’armes passées clandestinement au Sinaï ont permis à l’armée de cerner et de cibler des dizaines de foyers terroristes. En commémorant la libération du Sinaï le 25 avril, le général Mohamad Al-Chahat, chef de la deuxième armée, a annoncé que les autorités ont repris le contrôle de toute la péninsule. Même s’il reste un certain nombre de poches terroristes, l’armée est déterminée à éradiquer définitivement le terrorisme sur ce territoire.
— En dépit de ces efforts, comment expliquez-vous la poursuite des actes terroristes ? N’y a-t-il pas de défaillance sécuritaire ?
— Non. Mais la tâche de l’armée est ardue. Le combat mené contre le terrorisme est beaucoup plus difficile qu’une guerre régulière contre un ennemi dont sa force est structurée et connue. Le Nord-Sinaï est devenu depuis la révolution du 25 janvier 2011 un fief de mouvements terroristes et takfiristes. Profitant du vide sécuritaire consécutif à la chute de Moubarak, ces groupes se sont renforcés en armes introduites notamment de Libye et de Gaza. D’autant plus que ces groupuscules ne disposent pas d’une structure unifiée de commandement comme c’est le cas d’Al-Qaëda facile à identifier et à cibler. Ces groupes sont aussi massivement armés et ont reçu une formation militaire par des groupes djihadistes palestiniens et des membres d’Al-Qaëda, qui se sont infiltrés dans le Sinaï à travers les tunnels avant leur destruction. Ce qui complique la situation c’est que le Sinaï n’est pas le seul théâtre d’affrontements et que l’armée est aussi prise par la protection d’autres villes. L’armée se trouve tiraillée entre son combat au Sinaï avec des combattants expérimentés et connaissant parfaitement le terrain et les troubles que provoquent les Frères musulmans à travers le pays.
— Insinuez-vous que les Frères musulmans sont derrière le regain de violence dans le Sinaï ?
— C’est sûr. Aujourd’hui, toute la mouvance islamiste est montrée du doigt et opte pour la radicalisation. Même si les Frères se déchargent de la responsabilité de la violence et du terrorisme, leur histoire témoignant leur implication dans des attentats politiques ainsi que leur adoption de l’idéologie « qotbiste » radicale ne laissent pas de doute : ils sont indirectement derrière cette radicalisation en cours dans le Sinaï. Ayant perdu la voie légale pour rester au pouvoir et faire partie du processus politique, les Frères et leurs alliés islamistes et djihadistes, qui se sentent en danger après la chute du régime qui les protégeait, voient en la reprise de la lutte armée contre l’Etat une voie unique et irrévocable.

La situation au Sinaï reste alarmante.
— D’où sont venus au juste ces éléments terroristes qui se réfugient actuellement dans le Sinaï ?
— Ils sont venus de trois sources principales : l’évasion massive des prisons égyptiennes, lors des troubles qui ont accompagné la chute de l’ancien régime, de plusieurs éléments terroristes. S’y ajoute la libération par le régime des Frères musulmans, lorsqu’ils étaient au pouvoir, de plusieurs autres djihadistes, que la confrérie a considérés comme alliés potentiels face à la montée de l’opposition interne. La deuxième source concerne le retour en Egypte d’Afghanistan, d’Albanie et d’ailleurs, sous l’ex-président Mohamad Morsi, de quelques centaines de djihadistes égyptiens. Enfin, des terroristes arabes, notamment de la péninsule arabique, mais aussi des Palestiniens de la bande de Gaza voisine, se sont rués vers le Sinaï, après le renversement du président Morsi, pour prêter main forte à leurs collègues djihadistes contre ce qu’ils considèrent comme une guerre contre l’islam, menée par l’armée et la police.
— Comment et pourquoi la péninsule du Sinaï s’est-elle transformée progressivement en un fief terroriste ?
— Le Sinaï a toujours posé un problème de sécurité pour diverses raisons. La première est liée à la nature géographique du Nord-Sinaï, qui est une combinaison de montagnes désertiques élevées et de plaines côtières habitées. Ce qui permet aux bandes terroristes, qui ont aussi profité de l’absence de contrôle sur la région depuis la révolution, de s’y infiltrer et d'accumuler une quantité impressionnante d’armes lourdes et automatiques. Il s’agit d’une large région désertique faiblement peuplée qui a laissé le champ libre aux groupes djihadistes pour s’y multiplier et trouver refuge dans les zones escarpées du nord et du centre, notamment dans la montagne Al-Halal, difficiles d’accès pour les forces de sécurité et l’armée. Sans oublier que cette région est frontalière de la bande de Gaza et d’Israël, ce qui donne aux djihadistes une voie d’accès pour attaquer des cibles israéliennes. Le contrôle par le Hamas de la bande de Gaza depuis juin 2007 a renforcé la présence de ces groupes djihadistes au Sinaï, qui ont établi une coopération multiforme avec le mouvement islamiste palestinien. Le Sinaï s’est alors transformé en poumon de la bande de Gaza. De vastes circuits de contrebande, se sont mis en place. En bref, le Sinaï souffre d’un vide démographique et sécuritaire et d’un manque d’intérêt international. Ces défaillances en ont fait une terre fertile au terrorisme.
— Existe-t-il des relations entre les tribus bédouines locales et certains groupes terroristes ?
— Certains bédouins ont effectivement des liens avec ces groupes. Ils leur fournissent par exemple une assistance logistique, comme la mise en place de caches d’armes. Ils les aident aussi à se dissimuler dans les montagnes. Il s’agit notamment des jeunes bédouins qui ont été leurrés par ces groupes terroristes qui exploitent les problèmes dont souffrent les habitants du Sinaï pour mobiliser certains jeunes. C’est pourquoi une des stratégies menées par les autorités après la révolution a été d’essayer d’amadouer les tribus bédouines pour briser cette « solidarité » entre ces tribus et les groupes djihadistes.
— Comment expliquez-vous les mauvais rapports qui prévalaient autrefois entre l’Etat et les Sinawis ?
— L’adhésion de plusieurs bédouins aux groupes djihadistes, leurs liens avec le Hamas et leur implication dans le commerce illicite avec Gaza ont contribué à renforcer les suspicions de l’armée et des autorités à leur égard, consolidant par là même leur marginalisation. Il ne faut pas nier que les bédouins souffrent d’une discrimination injustifiable. A titre d’exemple, seuls les bédouins sont interdits de posséder les terrains et maisons qu’ils occupent. Les jeunes n’ont le droit ni de s’inscrire aux facultés militaires, ni à l’Académie de police, ou de travailler dans les sociétés pétrolières du Sinaï. Des failles que l’Etat cherche aujourd’hui à combler pour ne pas laisser la chance aux groupes extrémistes d’exploiter leur malaise. Les autorités sont de plus en plus persuadées qu’elles doivent mettre un terme à cet isolement politique et social imposé aux Sinawis et leur accorder plus de confiance. La plupart des Sinawis sont des citoyens fidèles à leur patrie et qui ont déjà lutté côte à côte avec les forces armées lors de la guerre de 1973, contre les Israéliens. Et aujourd’hui, ce sont les chefs des tribus qui collaborent avec l’armée dans la lutte contre le terrorisme.
— La négligence du développement du Sinaï ne représente-t-elle pas un autre facteur alimentant le terrorisme dans la péninsule ?
— Certes. La sécurité doit aller de pair avec un début de développement durable de la péninsule pour mettre un frein à l’insécurité. Si l’Etat a toujours maintenu une vision éminemment sécuritaire et militaire de cette région, il a négligé la population locale qui souffre de retard de développement économique par rapport aux autres régions du pays. Il faut aussi oeuvrer à combler le fossé entre le nord du Sinaï, très marginalisé, et le sud touristique plus développé.
— Peut-on en conclure que la solution sécuritaire ne pourra pas être la seule solution pour éradiquer définitivement le terrorisme dans le Sinaï ?
— C’est évident et logique. L’option militaire ne peut constituer seule une solution durable au problème multiforme de la population du Sinaï. Parallèlement, il faut mettre en place une politique qui prend en compte les menaces sécuritaires à plus long terme, ainsi que les besoins de développement de la région. Bref, la clé se trouve dans une meilleure intégration des bédouins dans la société et d’un développement permettant de combler le vide démographique dont profitent actuellement les terroristes.
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