Samedi, 18 janvier 2025
Al-Ahram Hebdo > Visages >

Maher Al-Baroudi : Partisan de la dignité humaine

Névine Lameï , Mercredi, 04 décembre 2024

Le plasticien syrien Maher Al-Baroudi, qui réside en France depuis plus de quarante ans, favorise la satire politique. Il dépeint des moutons, le plus souvent. Ce sont ses protagonistes fétiches qu’il expose jusqu’au 28 novembre à la galerie Misr.

Maher Al-Baroudi
(Photo : Ahmad Agami)

Ses peintures sont éminemment politiques. Elles dévoilent sa grande habileté, mais aussi une grande douleur et une véritable colère face à l’absurdité du monde. De par son art, Maher Al-Baroudi se révolte contre la déshumanisation, la censure, la dictature, les monstruosités de la guerre … Il se montre solidaire des pauvres, des déshérités, des marginalisés et surtout des personnes sans domicile fixe.

Peintre et sculpteur syrien engagé, il est aussi professeur émérite à l’Ecole supérieure Emile Cohl à Lyon, où il enseigne depuis 1996. Car il vit et travaille dans la région lyonnaise, en France, depuis plus de quarante ans.

« L’art est un miroir des émotions humaines, il nous renvoie à nous-mêmes, au sein des drames de la vie. Nous les humains, nous sommes tous quelque part des moutons, vulnérables dans nos solitudes, destinés à la boucherie, ou semblables à des prisonniers. Faut-il lire, dans ce bestiaire, des métaphores de ce que nous sommes ? Des individus écervelés mus par l’instinct grégaire ? Avec des carcasses, mes moutons aux regards acerbes et engagés n’ont rien de tranquille : inquiets, bêlants, grégaires ... ils nous interpellent, se tiennent debout comme des humains blessés, un passant impuissant », souligne l’artiste, pour commenter une vingtaine de toiles au fusain et à l’acrylique, exposées à la galerie Misr, sous le titre Miroirs.

Homme très discret, Al-Baroudi a pourtant la rage au coeur. Derrière son visage qui paraît calme, il cache un bouillonnement intérieur. Et c’est l’art qui lui permet de traduire sa grande fureur, de manière poétique. Il croit fortement en cette phrase de son idole, Picasso, disant à propos de son chef-d’oeuvre Guernica (1937) : « La peinture n’est pas faite pour décorer les appartements, c’est un instrument de guerre offensif et défensif contre l’ennemi ».

Pour comprendre l’art d’Al-Baroudi, il faut saisir la complexité de son passé, qu’il n’aime pas évoquer, car il reste « encore brûlant ».

Né à Damas en 1955, il habitait le quartier d’Abou Roumaneh. Son père et sa mère étaient des commerçants, l’un vendait des fruits et des légumes et l’autre du prêt-à-porter pour femmes.

La séparation de ses parents l’a beaucoup marqué, mais il a pu quand même surmonter les obstacles. « A l’école d’Al-Mohseniya, on portait un uniforme militaire. Dans les parages, on entendait les bruits des tirs et les bombardements. J’ai passé 24 ans en Syrie ; le pays a connu des coups d’Etat, des guerres civiles qui ont laissé un impact sur ma personnalité. Je parle des années 1963 et 1966 à 1974. Pour protester contre les abus de tout régime autoritaire et totalitaire, j’ai commencé à brosser des portraits peu élogieux. La critique du pouvoir est devenue un dénominateur commun dans toutes mes oeuvres », raconte Al-Baroudi, qui a obtenu le baccalauréat en 1974.

Enfant très sensible et agité, le dessin était son seul refuge. Il s’emparait du crayon et faisait des croquis sur papier : des visages, des hommes et des femmes, qu’il croisait dans la rue. A partir d’ici, il a commencé à exprimer sa colère refoulée par les dessins, à s’évader loin du stress et des bruits de la guerre et à dépeindre les drames humains.

Les quatre mois de vacances d’été, Maher les passait à l’internat d’Al- Mohseniya, à Bab Touma, suivant un enseignement catholique assez rigide. « Loin de mes parents, je pleurais tout le temps la nuit, ce qui compensait ce mal, c’est de nous apprendre dans le couvent de l’école comment couler du gypse dans les moules pour former des statues de Jésus et de la Sainte Vierge. Dans cette école, j’ai pratiqué le scoutisme. J’ai pris le travail au sérieux et j’ai acquis le sens de l’indépendance ».

Au fil du temps, les drames de son enfance se reflétaient de manière plus mature dans ses toiles. Le fusain a remplacé le crayon, offrant à Al-Baroudi une grande liberté d’expression, grâce aux tons sombres et intenses. Son style se caractérise par des touches rigoureuses, sur des fonds gris neutres qui font mieux ressortir le rouge dramatique auquel il a souvent recours. « Ce lot de contradictions est un miroir vif de la condition humaine », dit Al-Baroudi, qui aime lire Jean-Paul Sartre et admire l’école expressionniste de l’après-guerre, notamment Otto Dix et Francis Bacon.

En 1979, il quitte la Syrie et décide de poursuivre ses études (quatrième année) aux beaux-arts de Lyon. Et ce, après avoir remporté un concours. « J’étais censé retourner chez moi après et enseigner aux beaux-arts de Damas. Néanmoins, j’ai enfreint la loi, ce qui m’a coûté de rester 15 ans loin de la Syrie. Pour être honnête, j’ai apprécié la vie en France, un pays démocratique et où l’on respecte les droits de l’Homme. On est libre de respirer et de s’exprimer. En plus, j’ai admiré les musées qui préservent le patrimoine culturel. Par contre, la chose qui m’a choqué le plus était de voir tant de personnes sans domicile fixe, vivant sur les trottoirs de la capitale. D’ailleurs, à Lyon, en 1983, j’ai croqué le portrait de ces gens allongés par terre, pour témoigner de leur souffrance. Depuis, j’ai développé un sens aigu du tragique dans mes croquis, pris sur le vif de personnes à terre, assis, las, désorientés, qui se rongent les ongles », déclare le professeur émérite à l’Ecole supérieure Emile Cohl à Lyon.

L’artiste est affecté par la condition des SDF dans le monde entier, mais aussi par celle des malades mentaux. « Mon frère, qui souffre de troubles schizophréniques, sous l’effet conjugué d’une instabilité familiale et du chaos social et politique environnant, est mon modèle vivant en peinture », confie Al-Baroudi. Ceci l’a amené à visiter des asiles psychiatriques où se côtoient malades mentaux et internés politiques.

A partir de 1982, il n’a de cesse d’exposer en France, ses oeuvres saisissant les souffrances et les contradictions de tous les temps. Il y restitue la réalité dans toute sa crudité. Déjà pour son projet de fin d’études, aux beaux-arts de Damas, en 1979, section sculpture, il avait choisi de travailler sur le massacre de Tel Al-Zaatar (la colline du Thym, pendant la guerre civile libanaise, le 12 août 1976). Il traitait des réfugiés palestiniens qui habitaient ce camp administré par l’UNRWA. « En 2011, pendant le Printemps arabe, j’ai exposé dans les galeries du monde entier. La Syrie est toujours ravagée par les conflits, on ne sait pas quand tout ceci va prendre fin. Le Liban est lui aussi déchiré par la guerre, alors qu’il était un pays développé, plus démocratique et plus libre que d’autres pays. Je me souviens de mes voyages là-bas, pendant les vacances d’été, avec mes parents. On séjournait dans une maison équipée avec vue sur la montagne au nord de Beyrouth. Quand je l’ai visité en 2010, pendant ma participation au Beirut Art Fair, j’ai pleuré en voyant ses bâtiments mitraillés. J’étais ému en découvrant le monument commémoratif des martyrs criblé de balles, souvenir de la guerre civile libanaise », exprime l’artiste dont les oeuvres ressuscitent tant de mémoires douloureuses.

Mots clés:
Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique