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Argent de l’Etat et politique, sous Moubarak

Jeudi, 05 décembre 2024

En 2004, notre ami Samer Soliman, de la rubrique Economie, a soutenu sa thèse à sciences po Paris. Elle traitait de l’Etat rentier en Egypte et des stratégies d’adaptation du régime en place. Dans l’introduction, il explique avoir choisi ce sujet après quelques détours qu’il serait, peut-être, utile d’évoquer.

Argent de l’Etat et politique, sous Moubarak

Durant mes années d’études à la faculté d’économie et de sciences politiques (Université du Caire) à la fin des années 1980, j’ai eu connaissance de la théorie de la dépendance, surtout dans les travaux de Samir Amin. J’ai parfaitement adopté le cadre général de cette théorie qui divise le monde en « centre » et « périphérie » et qui explique le développement du premier et le sous-développement du deuxième par leurs rapports mutuels : le développement des uns détermine le sous-développement des autres. Il me semblait que cette théorie avait du juste quand elle insistait sur le fait qu’aucun développement durable dans le Tiers-monde ne peut se faire sans une certaine rupture avec le système économique mondial.

Les années 1990 sont, toutefois, venues pour attirer mon attention à un fait déjà existant dans les années 1980 : les seuls pays du Tiers-monde ayant accompli un développement dans le domaine de l’industrialisation sont certains pays de l’Asie du Sud-Est.

Leur montée en puissance a été achevée sans rupture avec le système capitaliste international. Certains contestent l’argument selon lequel ces pays ont réellement opéré une libéralisation du commerce extérieur ; d’autres contestent l’idée qu’ils ont adopté la version de l’économie de marché stipulée par le Fonds monétaire international. Quoi qu’il en soit, durant leur décollage, les économies de ces pays ont été plus ou moins régies par le marché et ont été, peu ou prou, intégrées au système économique mondial. Durant mon Master à l’Université américaine du Caire, j’ai abordé les écrits traitant les dessous du développement économique des pays asiatiques. J’ai donc fini par reconnaître que la théorie de la dépendance est fondamentalement fausse et complètement dépassée. Le mémoire entrepris dans le cadre du Master « State and industrial capitalism in Egypt » est une sorte de critique de la lecture « dépendantiste » de l’économie politique égyptienne.

En me penchant sur l’explication de la montée en puissance des pays asiatiques, j’ai étudié la tradition néo webernienne, expliquant le degré de succès du développement capitaliste dans un pays par la nature ou la force de son Etat. Hypothèse qui me paraissait intéressante à tester. Quand il fut question de faire une thèse de doctorat à l’Université de Lausanne en Suisse, j’ai pensé entreprendre une démarche comparative entre la Corée du Sud et l’Egypte pour tenter de découvrir les facteurs qui ont mené au développement capitaliste dans le premier pays et à son échec dans le deuxième. N’ayant pas réussi à obtenir des fonds pour m’installer en Corée, j’ai dû abandonner l’approche comparative pour faire une étude de cas sur l’Egypte. La thèse a, toutefois, gardé son thème original : la force de l’Etat et le développement.

L’idée de départ était d’entreprendre une étude consistant à mesurer et à analyser la force de l’Etat égyptien pour comprendre les raisons de l’échec du processus de développement capitaliste. En me basant sur les travaux utilisant le concept de la force de l’Etat, j’ai essayé de développer un modèle pour approcher la réalité empirique égyptienne. Ces travaux proposent des indicateurs quantitatifs et qualitatifs pour mesurer cette force. Les indicateurs quantitatifs incluent le taux de recettes fiscales par rapport au PIB et le taux de scolarité des enfants. Le premier mesure la capacité de l’Etat à mobiliser les ressources économiques ; le deuxième mesure sa capacité à mobiliser les ressources humaines. Quant aux indicateurs qualitatifs, ils incluent des phénomènes comme la cohésion interne des institutions étatiques et la capacité de l’Etat à « pénétrer » et à restructurer la société, et même à « réguler la vie quotidienne du peuple » comme l’a formulé Joel Migdal.

Ces théories, néanmoins, souffrent d’une sous théorisation : les indicateurs proposés pour mesurer la force de l’Etat sont souvent utilisés comme variables explicatives. Ainsi, la cohésion interne de l’Etat, par exemple, devient une explication de sa force. On peut évidemment montrer que l’Etat en Egypte est faible, mais l’important est d’expliquer les raisons de cette faiblesse. Si la force de l’Etat, par exemple, émane de l’existence d’un noyau dur de technocrates « développementalistes » et que sa faiblesse provient de la présence de conflits internes aigus au sein de l’Etat comme le soulignent certaines études, la question qui se pose donc est : d’où vient ce noyau dur de technocrates et quels sont les facteurs qui déterminent le degré de conflits internes au sein de l’Etat ? Le modèle de la force de l’Etat tombe souvent dans la tautologie lorsqu’on explique l’Etat par l’Etat : l’Etat est fort parce qu’il dispose d’éléments de force. Sortir de cette tautologie nécessite le fait d’expliquer l’Etat par son histoire, par la nature de la société ou par ses rapports avec cette même société.

La sociologie budgétaire

Je n’ai pas été tenté d’aller dans la direction de la sociologie historique de l’Etat (à l’instar de Barrington Moore), mais j’ai plutôt penché pour la question du rapport entre Etat et société. Il me restait de trouver un champ d’étude qui puisse dévoiler les rapports existants entre l’Etat et la société.

Au cours de mes études à l’Université de Lausanne, et grâce à certains professeurs de cette université, j’ai étudié quelques travaux qui m’ont aidé à spécifier mon terrain et à définir les questions de recherche. J’ai lu certains travaux pionniers dont l’article de Joseph Schumpeter qui peuvent être considérés comme un manifeste pour la création d’une nouvelle sous-discipline de la sociologie : la sociologie budgétaire (fiscal sociology). J’ai également étudié l’oeuvre classique de James O’Connor qui, en se basant sur la théorie marxiste, a essayé de développer un modèle expliquant la crise budgétaire de l’Etat capitaliste, une crise que cet auteur a comprise très tôt (en 1973) en prédisant qu’elle allait mettre fin à la parenthèse glorieuse des années 1950 et 1960. En parallèle, j’ai étudié le courant du choix rationnel qui, depuis les années 1980, et surtout les années 1990, a montré un intérêt pour les questions fiscales et budgétaires sous un angle politique.

Le courant néo institutionnaliste

En outre, j’ai fait connaissance avec le courant néo institutionnaliste qui s’est récemment penché sur les études comparatives des politiques économiques, dont les systèmes d’impôts, également sous un angle politique. Cela a donné naissance à une série d’oeuvres essayant d’étudier les effets des variables politiques sur les finances de l’Etat, ce qui a été appelé la nouvelle économie politique. Les oeuvres mentionnées plus haut ont des divergences au niveau théorique et méthodologique, mais elles avaient toutes un point commun que l’on peut résumer ainsi : les finances publiques représentent un terrain de poids qui nécessite une lecture politique.

Parallèlement à mes lectures théoriques, j’ai continué à lire des écrits sur l’Etat égyptien et l’Etat arabe. Ainsi, j’ai eu connaissance du concept de l’Etat rentier développé par Beblawi et Luciani13 pour désigner plusieurs Etats arabes. Cet Etat qui obtient plus de 40 % de ses revenus des sources non fiscales. La thèse de l’Etat rentier veut que les sources de financement d’un Etat déterminent sa forme politique : démocratique ou autoritaire. Il a été mentionné plus haut que le problème du modèle de l’Etat fort réside dans ses explications tautologiques. La théorie de l’Etat rentier sort de cette tautologie : en expliquant la configuration de l’Etat par les sources de ses recettes, cette théorie a fourni des variables indépendantes qui peuvent expliquer la forme d’un Etat (...).

J’ai pensé que mon travail sur le concept de l’Etat rentier peut être enrichi par les écrits théoriques mentionnés plus haut, surtout ceux de la nouvelle économie politique.

Samer Soliman. Argent de l’Etat et politique : La sortie difficile de l’Etat rentier en Egypte, sous Moubarak. Economies et finances. Institut d’études politiques de Paris-Sciences Po, 2004.

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