Au milieu des années 1990, une brève apparition (tel un nuage d’été) a marqué le milieu littéraire, celle d’un jeune écrivain dont le départ prématuré n’a pas laissé son talent suivre son évolution naturelle. Il s’agit de Waël Ragab qui s’est éteint en 1997 à l’âge de 27 ans, battu par le cancer. Cette maladie semblait être un membre actif de sa famille, ayant frappé d’abord le père, puis la mère décédée peu après le départ de Waël. Depuis, les nouvelles de la famille se sont faites de plus en plus rares et s’estompaient pour finir dans la case des souvenirs.
Quelque part, il avait prévu lui-même cette mort précoce, ce qui fait de lui l’un des personnages principaux de son roman unique intitulé Dakhel Noqta Hawaéya (au sein d’un point aérien), où la mort occupe une dimension esthétique aussi bien que philosophique. Il y a essayé de compromettre cette dite mort, non pas par les cris et les pleurs, mais en la transformant en une scène pleine de détails et d’incidences, la scrutant d’égal à égal comme s’il l’examinait à l’aide d’un microscope, l’assiégeant et la contrôlant. Et ce, notamment à travers la séquence du décès du père, caractérisé par un sens humain et narratif nouveau.
En 1995, six écrivains et une écrivaine se sont réunis pour publier un recueil de nouvelles, Khoyout Al-Dawär (fils sur des cercles) : Waël Ragab, Ahmad Farouq, Haytham Al-Wardany, Ahmad Gharib, Alaa Al-Barbary et Nadine Chams (1972-2014). Ce groupe, dont l’union n’a pas perduré, a été une sorte de coalition, qui a institué le début d’une nouvelle forme d’écriture, se référant à « l’instinct générationnel » et non à une école littéraire spéciale.
Peut-être cette « contributivité » littéraire qui a représenté un phénomène à l’époque était-elle mue par une volonté d’encouragement mutuel, visant à faire face à une réalité littéraire élitiste et arbitraire. Ils agissaient en « bloc », comme une bande ou un groupe, s’épargnant ainsi la confrontation individuelle. La volonté d’être ensemble passait éventuellement avant celle de la « codification » d’une nouvelle tendance d’écriture, alors que cette tendance se repère dans les nouvelles du recueil collectif, surtout pour ce qui est de la forme et la place de l’émotion, à des degrés différents chez chacun/chacune. Elle est bien dissimulée au sein de la narration.
Peut-être derrière le nom choisi pour le recueil « Fils sur des cercles » se cache aussi une sorte de théorisation. Ils avaient recours à un dictionnaire géographique auquel je tenterais de toucher ici. En effet, bizarrement, tout au long de ces années, je n’ai interrogé aucun membre de ce groupe au sujet de la motivation du choix de ce titre. Je l’ai considéré comme le prénom que l’on donne à une personne et dont il ne faut pas demander l’origine aussi étrange soit-il ou même abstrait, démuni d’émotion. Peut-être le nom est-il intervenu en tant que représentation d’une expression géométrico-géographique. Ainsi, « fils » désigneraient les lignes de longitude et les cercles, ceux de latitude, formant les éléments essentiels d’une carte et insérant un événement ou une scène de la vie dans un contexte précis (...). Et ce, pour mieux comprendre leurs emplacements au sein de la grande histoire (...).
Je constate que durant la décennie 1990, on avait recours à des termes et titres non inclus ou inhabituels dans le dictionnaire littéraire ; ils venaient d’un lieu plus vaste ou différent ; probablement car le portrait psychologique de tout héros ou personnage principal devait avoir une scène matérielle extérieure interférant par définition avec le lieu géographique, anthropologique et ethnologique. Pour commencer, il y a eu un chevauchement entre les différentes disciplines au sein du texte littéraire en vue de lui garantir une vie et des outils nouveaux d’interception qui ne lui étaient pas assurés pendant son évolution psychique naturelle au sein de la culture.
La ligne horizontale devenait ainsi symbole de la terre, de l’extension et du prolongement existentiel de l’Homme-le summum de l’histoire — et ce, en opposition avec la ligne verticale consacrée au temps, à son déroulement et à la dimension métaphysique, dans les textes d’avant 1990.
Peut-être c’est le même sentiment qui s’est emparé de moi et m’a poussé à publier, avec un groupe d’amis, la revue Amkena (lieux) en 1999, dans le but de répondre à l’interférence des méthodes de recherche, de parvenir à une nouvelle réalité de l’Homme et d’insérer son histoire dans un contexte spatio-temporel, ce qui est très différent au processus d’antan frappé par la rigidité.
Waël a écrit un roman unique, Au sein d’un point aérien, paru aux éditions Charqéyat, qui a également publié, en 1995, le recueil de nouvelles collectif, mentionné plus haut.
« Ces écrits ne représentent pas de mutation fondamentale dans les techniques et les visions de ce qu’on a appelé la nouvelle sensibilité qui serait devenue maintenant classique. Elle est tout simplement un développement et un approfondissement, un courant de cette sensibilité que l’on peut appeler le courant du regard, de la neutralité ou de la chosification. Cette écriture adopte, de point de vue forme, un langage froid, un ton calme qui n’a pas la même ardeur, le même sens de l’implication que chez les précédents. Elle pose un regard acéré sur les choses, les perçoit de l’extérieur, de manière objective, ne faisant pas place aux sentiments personnels et aux émotions », a précisé l’écrivain et critique Edward Al-Kharrat, qui théorisait sur les différents styles d’écriture entre les générations d’auteurs. Il avait forgé, entre autres, le concept de « la nouvelle sensibilité ».
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L’écriture de Waël Ragab va jusqu’au bout de ce style, proche de celui d’un « reporter », observant son entourage d’un regard microscopique, empruntant parfois son langage aux domaines de la physique, la mécanique et l’ingénierie. Les choses étaient alors dépouillées de toute vitalité ou spontanéité, plutôt emprisonnées dans des paramètres quasiment « scientifiques ».
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Waël était une personne toute confiante en elle-même et en son talent. J’ai fait sa connaissance après avoir lu son roman qui a été alors très controversé, vu sa forme et son style, très différents de ce qui était d’usage pendant la première moitié des années 1990 et tout au long de cette décennie.
Les expériences en poésie avaient plus de répercussions dans les cercles littéraires ; elles avaient réussi davantage à incorporer le récit narratif, mettant en avant la description d’une scène donnée et le principe de l’aveu ou la confession, pour exprimer des tabous, religieux, sexuels, sociaux, etc. On en avait grand besoin, à l’ombre d’une réalité très dissimulatrice, qui ne permettait pas de s’attaquer aux non-dits jusqu’ici refoulés.
Waël et ses amis se sont démarqués, à plusieurs niveaux, de l’idée du « ghetto littéraire » ; ils n’avaient pas tellement le souci de la révélation, mais avaient un tempérament lié à l’écriture même comme une expérience dynamique pouvant engager une suite d’interactions et de conséquences, sans que l’écrivain s’implique totalement ou déclare sa présence.
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Au milieu de la décennie 1990, l’écriture a commencé à pencher plus vers le roman et la nouvelle que vers la poésie laquelle a dominé les années 1970, 1980 et la première moitié des années 1990. En d’autres termes, l’écriture a commencé à tendre vers la clarté, même si toujours mystérieuse, elle ne s’intéressait pas uniquement à avoir une structure formelle différente, à avoir une histoire distincte, une langue dépouillée de son émotivité, jusqu’à se rapprocher de l’écriture scientifique. Mais à l’opposé, il y avait également des écrits qui étaient essentiellement concernés par le plaisir de la narration et l’émotivité de la langue en plus de l’intérêt qu’ils accordaient au récit, à l’histoire racontée, sans chercher à la placer dans une structure plus « ample ».
Dans les deux cas, que l’histoire soit claire ou obscure, captivante ou un peu moins, elle reste la forme favorite de ces auteurs, avec toutes les fioritures populaires et personnelles qu’elle comporte. Dans cette optique, les écrits de Waël ont introduit un nouveau concept de narration, à mi-chemin entre le récit traditionnel des écrivains des années 1960 et l’impact du langage scientifique sur la manière de raconter.
Dans son roman Au sein d’un point aérien, Waël n’a cherché ni à se livrer ou à se confesser de manière directe, ni à briser les tabous classiques, mais il a traversé une fenêtre de verre épais, qui lui a permis de filtrer ses confessions, tout en préservant tous les détails de la scène d’aveu. En même temps, il excellait à empêcher toute compassion, empathie ou émotion de s’échapper et d’atteindre le lecteur. Il se tenait comme un observateur froid et distant, détaché de la scène décrite. Ainsi, l’auteur et le lecteur pouvaient tous les deux garder une distance de la scène racontée, quelle que soit son intensité.
Waël s’intéressait à la recherche d’une combinaison qui façonnerait la structure de son écriture. Il se distinguait par sa capacité à établir des bases solides qui le menaient à une structure romanesque cohérente. (...) Son roman faisait la biographie d’une famille, ce qui était un genre de récit largement exploré, sous toutes ses formes et variations, dans les années 1990.
Les deux protagonistes du roman sont le père Abdo et la mère Ratiba. Cette famille bourgeoise aux origines campagnardes représente d’une certaine façon la famille du narrateur-absent, dont la position demeure indéterminée dans le récit.
On navigue entre la campagne et la ville à travers les souvenirs du narrateur-absent. Et le roman s’efforce d’explorer les racines de cette famille, ainsi que son parcours, au fil d’un récit riche en détails. La scène qui décrit la mort du père, Abdo, s’élève au-dessus de tous ces détails infimes et domine tous les autres souvenirs.
Karnaval Al-Qahira, Machahed Min Aqd Al-Tessiniyat (le carnaval du Caire, séquence de la décennie 1990), de Alaa Khaled, éditions Al-Maraya, 2024, 284 pages.
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