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Le combat continu des disciples de Hoda Chaarawy

Dina Darwich , Jeudi, 05 décembre 2024

Au cours des trois dernières décennies, la femme égyptienne a obtenu de nombreux droits dont elle était privée. Et ce, grâce à d’importantes réformes législatives doublées d’un remarquable travail de terrain. S’il reste du chemin à faire, le statut de la femme s’est tout de même nettement amélioré. Enquête

Le combat continu des disciples de Hoda Chaarawy

Lorsqu’Al-Ahram Hebdo a vu le jour en 1994, un grand événement marquait la Conférence sur la population qui se déroulait au Caire. Ou plutôt un scandale. La chaîne CNN diffuse alors un documentaire sur l’excision en Egypte, l’opération elle-même étant filmée. Une atteinte majeure aux droits physiques de la jeune fille qui ne bénéficiait ni de la moindre protection, ni du moindre droit de s’opposer à ce qu’on lui faisait subir. Malgré le scandale qui a fait écho dans le monde entier, un dossier épineux longtemps occulté s’ouvre enfin. Les médias égyptiens commencent à aborder ce sujet, considéré comme un tabou à cette époque. Les chiffres de cette pratique choquent : plus de 90 % dans les régions rurales et plus de 80 % dans les grandes villes. Une pratique exercée en silence et qui, parfois, tuait en silence.

C’est alors qu’une large campagne de lutte contre l’excision voit le jour dans les quatre coins de l’Egypte, en commençant par les 120 villages où les chiffres sont les plus élevés, notamment en Haute-Egypte. Quelques années plus tard, en 2003, est lancée la stratégie nationale pour la lutte contre cette pratique : dans les médias, les transports, le métro, et partout, des spots qui mettent en garde contre les dangers de cette pratique inhumaine. Sans compter les initiatives lancées par le Conseil national de la femme qui vont jusqu’à frapper aux portes des habitants dans les bourgades lointaines de l’Egypte.

Un peu plus d’une décennie après, le taux des filles excisées (15-17 ans) a atteint 61 % selon la dernière enquête démographique et de santé effectuée en 2014. Une baisse remarquable même si le taux reste élevé et même si les chiffres de l’ONU montrent que l’Egypte occupe encore la quatrième place mondiale en ce qui concerne la pratique de l’excision.

Des réformes législatives déterminantes

« En effet, les trois dernières décennies ont témoigné d’importantes réformes législatives concernant les droits de la protection de la femme (lois civiles, pénales et statut personnel), sans compter les réformes constitutionnelles en faveur de la participation de la femme à la vie politique. Il suffit de citer qu’il y a 20 ans, il n’y avait que 2 % de députés femmes au Parlement. Sur 444 députés, on comptait 8 femmes seulement. Aujourd’hui, après le quota réservé à la gent féminine, on en compte 90 femmes sur 600 députés, soit 15 %. Un pas important qui offre aux femmes une plateforme plus large pour exprimer leurs problèmes et défendre leurs causes », explique Nehad Abolkomsan, avocate et présidente du Centre égyptien des droits de la femme, qui oeuvre pour cette cause depuis plus de 30 ans.

Pour revenir à la question de l’excision, le plus important, outre la baisse des taux, concerne les réformes législatives relatives à ce sujet. Une première loi a fait de l’excision un délit en 2008. Puis, elle est devenue un crime en 2016 après la mort d’une jeune fille des suites de cette opération. Depuis, la sanction imposée au médecin pratiquant risque d’atteindre les dix ans de prison, alors que celle du membre de la famille qui oblige la fille à l’effectuer peut atteindre sept ans, d’après la même source.

Autre exemple, le harcèlement. « Il n’était pas facile de briser le silence qui entoure ce sujet. A l’époque, en 2007, on risquait, comme féministe, d’être détenue sous prétexte de porter atteinte à la réputation de l’Egypte à l’étranger et de promouvoir des agendas occidentaux. Aujourd’hui, le harcèlement est interdit par la loi, sa peine pourrait atteindre les cinq ans de prison et une amende de 50 000 L.E. », explique-t-elle.


La magistrature compte environ 3 541 femmes juges, 20 % du corps du magistrat.

Et ce n’est pas tout. « Quand on a ouvert le dossier du droit de la femme à accorder la nationalité égyptienne à ses enfants, dont le père est étranger, on a fait face à une forte résistance sous prétexte que c’est une question étroitement liée à la sécurité d’Etat et ce, sans compter les obstacles techniques qui nous ont été imposés. On a dû lutter pendant toute une décennie pour que la femme égyptienne puisse enfin obtenir ce droit en 2003. Des milliers d’enfants ont pu profiter de cet acquis grâce aux réformes législatives. Et ce, en plus des dernières lois pénalisant toute personne qui prive la femme de son droit à l’héritage de tous les biens, d’autant que cette dernière, selon les traditions dans les provinces égyptiennes, n’hérite pas chez certaines familles les terrains agricoles. Un long chemin semé d’embûches que les défenseurs des droits de la femme ont dû parcourir », poursuit Abolkomsan.

Isis Mahmoud, directrice de l’administration centrale au Conseil national de la femme, est sur la même longueur d’onde. Elle précise, en effet, que durant les dix dernières années, 26 lois ont été promulguées, 19 projets de loi sont encore à l’étude et 10 décrets ont été annoncés en faveur de la femme.

Participation politique et accession à de nouveaux postes

Et au cours de ce périple, la femme a pu aussi s’imposer dans plusieurs domaines qui lui ont été pour longtemps interdits d’accès, comme la magistrature. Il est vrai que l’Egypte a été le premier pays arabe à connaître une femme juge en 1958 avec la nomination d’Inssaf Al-Borai, mais ce poste est resté de longues années durant le monopole du sexe fort. Et bien que certains pays arabes aient commencé après leur indépendance à nommer des femmes juges à partir des années 1950 (l’Iraqienne Zakia Hakki a été parmi les premières juges dans le monde arabe, nommée en 1959), la femme égyptienne a dû attendre jusqu’à 2003 pour qu’elle puisse accéder à la chaire judiciaire. Les prétextes étaient prêts. On a eu recours tantôt à des interprétations religieuses rigoristes, tantôt à des raisons biologiques. Les féministes ont décidé de ne pas céder. Société civile et médias ont collaboré pour ouvrir le débat prouvant la capacité d’une femme à être juge, notamment en ayant recours à l’histoire islamique qui a connu une première juge, Laila bint Abdallah (Al-Chifaa) à l’époque du calife Omar Ibn Al-Khattab.

Aujourd’hui, la magistrature compte environ 3 541 femmes juges, soit plus de 20 % du corps du magistrat. Et si Tahani Al-Guébali a été la première femme à accéder à ce poste, aujourd’hui, la conseillère Fatma Kandil est la première juge à monter sur la tribune de la Cour criminelle, la conseillère Ghada Al-Chehawy est la première femme nommée comme ministre adjointe de la Justice, alors que la conseillère Radwa Helmy est la première juge à la Cour administrative égyptienne, restée depuis sa fondation en 1946 le monopole des hommes, et ce, après la nomination de 98 femmes au Conseil d’Etat en 2021.

Selon Isis Mahmoud, les chiffres du Conseil national de la femme montrent que le taux des femmes qui occupent d’importants postes administratifs est passé de 18,3 % en 2016 à 32 % en 2021. Au cours du dernier remaniement ministériel et de la dernière nomination des gouverneurs en 2024, 4 femmes ont été nommées ministres, 5 femmes au poste de vice-ministre, une femme au poste de gouverneur et 9 femmes au poste de vice-gouverneur.

Agir sur les mentalités en province

D’ailleurs, au cours des trois dernières décennies, les femmes ont pu aussi remuer l’eau stagnante dans les bourgades lointaines de l’Egypte, où elles ont aussi accès à d’autres postes importants comme celui de maire. Aucune femme n’occupait ce poste jusqu’à 2008, quand Eva Habil fut nommée, par une décision du ministère de l’Intérieur, comme maire à Komboha, en Haute-Egypte, région très conservatrice, à 400 kilomètres au sud du Caire. Une petite révolution dans des régions où ce poste est non seulement le monopole des hommes, mais aussi de certaines familles.

Et ce n’est pas tout. Même au niveau des métiers les plus simples, mais qui sont habituellement réservés aux hommes, la femme égyptienne a pu s’imposer. En 2022, Hend Omar et Suzanne Ahmad ont pu passer avec succès les examens de conduite du métro. Elles sont aujourd’hui les deux premières femmes (sur 78 conducteurs) en Egypte conductrices de métro, ce moyen de transport qui compte 3,6 millions de passagers par jour !

Or, si l’accès aux postes-clés et l’autonomisation de la femme s’avèrent deux traits importants qui ont marqué le profil de la femme égyptienne au cours des trois dernières décennies, celle-ci a pu aussi s’octroyer des droits importants concernant son statut au sein de sa famille. Avant 2000, une femme qui voulait divorcer contre la volonté de son mari devait passer des années dans les tribunaux égyptiens pour obtenir un jugement de divorce, et elle pouvait même ne pas l’obtenir si le juge estimait qu’il n’y avait pas de raison valable à cette demande. Le cinéma égyptien a dépeint la situation critique des épouses attendant leur sort au tribunal dans de nombreux films, dont le plus célèbre est Ourido Hallane (je veux une solution), interprété par la star Faten Hamama. Cependant, en janvier 2000, des amendements apportés à la loi sur le statut personnel ont fait promulguer la loi du kholea, qui permet à une épouse d’obtenir le divorce indépendamment du consentement du mari, en contrepartie du renoncement à ses droits financiers. Le mois même où la loi a été adoptée, une première femme égyptienne du gouvernorat de Gharbiya, au nord du Caire, a demandé le divorce et l’a obtenu quelques mois plus tard.

Toutefois, bien que le kholea ait garanti à la femme l’un des droits les plus essentiels, celui de ne pas mener sa vie avec un conjoint qu’elle ne veut pas, les pressions sociales ont contribué à réduire parfois l’efficacité de cet acquis.

En 2006, une étude menée par le Centre national de recherches sociales et criminelles a révélé le manque d’acceptation par la société de la loi sur le kholea, confirmant que la femme souhaitant profiter de la nouvelle législation pour gagner sa liberté se heurte à une forte opposition de la part de sa famille en raison de la culture répandue selon laquelle les femmes n’ont pas le droit de décider du sort de leur mariage. L’étude montre que la société reste sceptique quant au kholea, considéré comme portant atteinte à l’homme. Mais avec le temps, le sexe fort a dû céder. Les récents rapports annuels de l’Agence centrale pour la mobilisation publique et les statistiques (CAPMAS) montrent une augmentation progressive du nombre de divorces par le kholea, qui a atteint au moins 80 % du total des cas ces dernières années.

Encore du chemin à faire

Malgré toutes ces réformes législatives et tous ces acquis, un long parcours demeure toujours devant le mouvement féministe égyptien. Selon l’indicateur Women, Business and the Law de la Banque mondiale, l’Egypte occupe la 53e place sur 100 au niveau du monde en ce qui concerne l’autonomisation économique et les lois en faveur de la femme. Autre indice, la pauvreté touche la femme plus que l’homme. Les derniers chiffres montrent que le taux des femmes en dessous du seuil de pauvreté a passé de 26,7 % en 2015 à 29,1 % en 2020. Par ailleurs, si le taux de chômage des femmes est passé de 24 % en 2015 à 18,4 % en 2022, la participation de la femme au marché de travail a subi une baisse, passant de 23,6 % en 2016 à 14,9 % en 2022, selon les chiffres du Conseil national de la femme. « C’est pour cela qu’on tente de lancer des programmes qui fournissent aux femmes une formation pour lancer des microprojets, sans compter les programmes qui visent à leur autonomisation dont plus de 249 000 femmes ont pu bénéficier », explique Isis Mahmoud.

Certes, des lois ont été promulguées, d’autres réformées, mais les textes restent parfois lettre morte, déplore Abolkomsan. Elle estime qu’on a besoin de procédures qui garantissent l’application des lois. Et surtout de travailler sur les mentalités pour que les femmes n’hésitent pas à réclamer leurs droits. Par exemple, quand une femme est soumise à une violence de la part d’un père ou d’un conjoint, elle ne porte pas systématiquement plainte. Nombreuses sont les femmes qui hésitent beaucoup avant de rédiger un procès-verbal afin d’éviter le casse-tête qui s’ensuit, l’interrogatoire, etc. Résultat : la violence conjugale reste un fléau. « Selon les chiffres de 2014, les derniers disponibles à ce sujet, 46 % des femmes sont exposées à ce genre de violence. C’est énorme », avance Abolkomsan, qui estime que certains nouveaux crimes exigent de nouvelles procédures. « En matière de cybercriminalité, les peines imposées contre ceux qui commettent des crimes électroniques (trucage de photos afin d’exercer un chantage contre une femme par exemple) varient entre 6 mois et 5 ans. Pourtant, le procès-verbal rédigé dans ce genre d’affaire peut traîner deux semaines. Une chose très dangereuse, qui peut avoir de graves conséquences », estime-t-elle.

Initié par la célèbre Hoda Chaarawy en 1923, le mouvement féministe égyptien a, depuis, fait du chemin, on ne peut pas l’ignorer. Toujours est-il que bien des batailles sont encore à mener, sur différents fronts, pour que la femme égyptienne puisse acquérir la totalité de ses droits.

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