Il était 14h, en ce jour du 25 janvier, et Ahmed Loutfi rentrait chez lui après avoir quitté le lieu de son travail à Al-Ahram Hebdo. La place était pour ainsi dire assiégée par les forces de l’ordre, à toutes les issues ; les manifestants n’étaient pas encore très nombreux. Les gestes de Am Ahmed étaient lents tandis qu’il montait les quelques marches jusqu’à la porte de son grand appartement dans l’immeuble géant sur la place Tahrir. Du balcon de la pièce de son bureau au rez-de-chaussée, il pouvait suivre ce qui se passait. Les forces de l’ordre exhibaient leur puissance devant les manifestants, suivies par le chef de la sécurité de la capitale, assis sur une chaise.
A côté de lui s’asseyait le rédacteur en chef d’un journal d’opposition regardant les manifestants avec un sourire. Les événements se sont succédé rapidement. La place était envahie par les bruits des affrontements. Les fumigènes et les bombes lacrymogènes pourchassaient Ahmed dans les sept pièces de l’appartement. A peine fermait-il une porte que les odeurs s’infiltraient des fentes des persiennes et des trous des verrous et du bas de la porte. Ces odeurs ont épuisé ses poumons fragiles.
Il s’est mis à tousser très fort. Les larmes coulaient de ses yeux en continu. Il a eu soudainement le courage de cette décision : bien fermer portes et fenêtres et aller chez sa fille mariée, pour dormir chez elle cette nuit-là qui ne présageait rien de bon. Cette décision n’était pas du tout judicieuse. Bien qu’Ahmed habite cette place particulière depuis plus de 60 ans et qu’il ait assisté aux événements de la place historique, cette fois-ci, il n’avait pas choisi le bon moment.
Dès qu’il était sorti de l’immeuble, il a trouvé les affrontements à leur comble. Les forces de la sécurité centrale couraient après les gens avec une rage stupide et les battaient avec une cruauté sauvage. Il ne pouvait pas se frayer un chemin à l’abri pour sortir de la place. Ahmed a reculé et il est revenu sur ses pas sur la petite distance franchie du hall de l’immeuble.
Il s’est tenu dans un coin, crispé contre le mur du corridor aboutissant à son appartement. Sa fragilité et son âge avancé ne lui ont pas épargné le mouvement du flux insensé de la foule cherchant une issue pour se sauver. Il a failli tomber par la force de l’air secoué pendant qu’on courait à une vitesse vertigineuse. On le voyait à peine pour éviter de se heurter à lui. Il avait pris soin de sortir avec un masque sur le nez, mais cela n’empêchait pas l’odeur pénétrante qui s’est faufilée et a enflammé sa poitrine.
Le gaz se déposait sur le verre de ses lunettes et lui faisait mal aux yeux. Dans ces instants, Ahmed se rendait compte de ce que voulait dire ne pas penser au lendemain. Et attendre. L’attente seulement, instinctive depuis notre naissance, l’éternelle absence. Des muscles puissants l’ont pris en pitié et l’ont porté vite à l’intérieur. Ahmed a enfoui sa tête dans la poitrine de l’homme qui le portait. Il s’est rassuré en apercevant la porte de son appartement. L’homme allait le laisser, avec une petite tape affectueuse sur l’épaule. Il s’en allait, mais Ahmed a saisi sa main pendant qu’il ouvrait sa porte et lui a proposé de rentrer.
Il a aperçu d’un coup ceux qui fuyaient les affrontements. Ils montaient dans ce même escalier. Ils le regardaient avec des yeux suppliants comme attendant une proposition de rentrer aussi. Terrorisés et pourtant intimidés. Ils cherchaient à monter jusqu’en haut de l’immeuble pour fuir un sort terrible. Des hommes, des jeunes et des femmes. Ahmed a ouvert la porte toute grande. Ils sont entrés et l’ont refermée derrière eux. Ils se sont assis, recroquevillés, dans le grand séjour.
Il n’avait pas la force de leur dire d’être plus à l’aise, de leur montrer où se trouvent les toilettes ou la cuisine, pour qui voudrait boire une boisson froide ou chaude. L’homme, toujours comme un ange gardien, le tenait par le dos et essuyait sa sueur avec un mouchoir en papier.
L’homme a pris l’initiative de proposer aux autres de bouger à l’aise dans l’appartement. Ahmed a confirmé ses paroles par un simple signe. Une mère s’est levée avec sa fillette qui s’était endormie à force de pleurer, elle est entrée dans la salle de bains dont la porte était entrebâillée. L’homme s’est levé puis s’est penché et a glissé ses deux mains sous les aisselles d’Ahmed pour l’aider à se lever. Ahmed réagissait tout en montrant faiblement de la tête sa chambre à coucher. L’homme lui a lavé le visage et la tête et l’a soigneusement séché comme un vrai infirmier.
Ahmed l’attendait devant la salle de bains, lui laissant un moment pour se laver aussi. Il lui a murmuré ensuite de leur donner de la nourriture et des boissons. D’aucuns restaient blottis sur un siège et gênés de circuler dans l’appartement. Le bruit des grenades fumigènes et des coups de feu s’entendait, mais des coups secs sur le bois de la porte ont effrayé tout le monde. L’homme s’est précipité vers la porte. Ahmed a pressé sur sa main ; il a compris qu’il valait mieux le laisser ouvrir. Il lui a tenu la main jusqu’à la porte. Le pouls était accéléré et le creux de la main en sueur. L’homme a ouvert la petite fenêtre de la porte pour qu’Ahmed puisse voir la personne. En face d’eux, il y avait un policier des forces de la sécurité centrale, le visage livide, ce qui a encore intrigué Ahmed.
Avec précaution, l’homme a ouvert la porte et s’est tenu derrière Ahmed. Son grand corps empêchait de voir l’intérieur de l’appartement. Le policier parlait à voix basse, à l’intonation vibrante. Il tenait par la main une jeune fille frêle sur le point de s’évanouir. Sa voix était suppliante en la confiant à Ahmed en disant : Par le prophète, Am, fait entrer cette fille chez toi et protège-la comme ta propre fille. Le gaz allait la tuer.
L’homme l’a fait entrer. Ahmed suivait des yeux le policier qui descendait dans l’escalier. Il a eu droit à un regard chargé d’une profonde gratitude, avant de disparaître pour de bon. Dans l’appartement, une femme lavait le visage de la fille avec du Pepsi, une autre lui frottait le front et essayait de lui faire boire un thé chaud. L’homme a voulu aider encore Ahmed. Il s’empressait pour l’aider.
Ahmed a pris son médicament et s’est allongé sur le lit. L’homme l’a laissé dormir, il l’a bien couvert et il est sorti dans la salle de séjour. Les voix baissaient. Des gouttes d’eau s’éparpillaient peu à peu sur les vitres. Ahmed souriait dans son lit, sentant que Dieu aidait les manifestants car la pluie dissiperait la fumée. On ne sentait plus son effet. C’est en tout cas ce qu’il imaginait.
Une, deux, trois heures étaient passées. Ahmed s’est réveillé en sentant la grande main posée sur son épaule. L’homme lui a dit que les choses s’étaient calmées et qu’on voulait le remercier avant de partir. Ahmed lui a demandé d’accepter ses propres remerciements et a tenu à ce qu’ils sortent un à un pour éviter les agents de la sécurité. (...) Ahmed a décidé de sortir également et de passer la nuit chez ses enfants à Doqqi. Les événements pourraient encore chauffer dans la nuit et il n’aurait personne à ses côtés (...).
Ce fut ensuite un crescendo d’événements. Une nuit, deux nuits, des nuits. Ahmed, à 67 ans, avait vécu d’autres événements de la place Tahrir, et pourtant, il était inquiet, bouleversé, même en étant en compagnie de ses filles, loin de la place. Puis, il a reçu un appel téléphonique d’un voisin lui disant que les révolutionnaires ont escaladé le magasin de sacs en bas de son balcon et sont entrés dans l’appartement, ont ouvert la porte et s’y sont installés.
Tôt le matin, Ahmed a appelé un ami et ils sont allés ensemble pour inspecter l’appartement, dont toutes les pièces étaient vraiment occupées par des révolutionnaires. La grande salle de bains était devenue des toilettes publiques pour dames. Ahmed était en colère, son ami était prêt à se disputer. Mais des visages sereins et souriants les ont accueillis. On s’excusait avec courtoisie. On lui demandait de leur laisser quelques minutes pour préparer leurs affaires.
Quelques-uns se sont mis à balayer l’appartement et à faire le ménage avec zèle. Ahmed a tout inspecté, deux armoires, lits, chaises, tableaux, albums de photos, bibelots. Rien ne manquait. Rien n’était cassé. Dans le tiroir de son bureau, il a trouvé son argent intact, dans le même paquet, plus de 3 000 L.E.
Ahmed leur a dit de rester et il est sorti faire des achats avec son ami. Il est revenu avec une quantité de nourriture et de jus, remplissant le grand frigidaire, le congélateur et un petit frigo de la chambre à coucher.
Am Ahmed est resté avec eux durant les dix jours les plus difficiles, partageant nourriture et boissons, se couchant dans sa chambre. Ils avaient insisté pour qu’il y soit seul. Ils savaient l’heure du médicament, respectaient son sommeil, ses horaires de travail, et lui rappelaient tous les détails. Avec eux, il ressentait de la confiance (...) .
Korassat Al-Tahrir : Hikayat wa Amkena (le calepin de Tahrir : histoires et lieux), de Mekkawi Saïd aux éditions Al-Masriya Al-Lobnaniya, 2013, 216 pages.
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