Vendredi, 06 décembre 2024
Al-Ahram Hebdo > Au quotidien >

Façonner le temps … hors du temps

Chahinaz Gheith , Mercredi, 20 novembre 2024

A l’heure des montres intelligentes, des horlogers passionnés continuent d’exercer leur métier avec engouement pour garder en vie de vieilles horloges et des montres d’un autre temps. Reportage dans le passage des horlogeries situé au quartier d’Al-Ataba.

Façonner le temps … hors du temps
(Photo : AFP)

Au fin fond d’une ruelle d’un grand quartier populaire du Caire, sur la place Ataba, se trouve le couloir des horlogeries. Avec ses magasins anciens et le brouhaha des marchands ambulants, ce couloir abrite depuis des décennies une boutique emblématique, transportant ses clients dans une véritable épopée temporelle, un voyage dans le temps de la riche histoire cosmopolite du Caire. Dès l’entrée, sous une enseigne affichant « Francis Papazian », les visiteurs découvrent un lieu au charme d’un musée regorgeant d’anciennes montres à gousset, d’autres à bracelets hors d’âge, de pendules, de réveils et de publicités jaunies datant des années 1920, où des montres vantent les mérites de cette maison et rappellent l’époque des films en noir et blanc. En effet, depuis sa fondation il y a 120 ans, cette boutique est restée intacte, avec la même décoration, et les aiguilles de ses montres continuent de tourner, témoins silencieux de l’évolution de la société égyptienne.

Sous les comptoirs plus que centenaires, des dizaines de tiroirs en bois renferment des pièces de rechange de toutes les marques possibles. D’antiques horloges comtoises à carillon ou à coucou, certaines datant du XIXe siècle, occupent chaque mètre carré de mur disponible. Elles appartiennent à des clients qui les ont confiées pour des réparations ou à M. Achod Sarkis Papazian, lui-même collectionneur, qui se refuse à les vendre.

Gardien de la mémoire

Dans son petit bureau, capharnaüm d’archives, de livres et de pendules de toutes sortes, cet horloger arménien de 67 ans est le gardien de la mémoire de cette entreprise familiale dont il a hérité. « Chaque horloge a une histoire », lance Achod, l’un des derniers passionnés à connaître les secrets des mécanismes des pendules. Pour lui, ses horloges anciennes avec leur entourage en bois finement sculpté sont bien plus que de simples instruments de mesure du temps. Elles sont des oeuvres d’art historiques, des objets de collection précieux et des joyaux qui ajoutent une touche d’élégance intemporelle à n’importe quel intérieur. « Il y a de la vie dans le mécanisme d’une horloge d’antan. Les concepteurs de l’époque n’étaient pas ingénieurs mais ingénieux ! », dit Achod, qui connaît toutes ses horloges sur le bout des doigts.

Voilà plus d’une quarantaine d’années qu’il scrute les mécanismes à la loupe, les analyse, les répare, les règle, les ajuste et en apprend sur les indicateurs de temps de toutes sortes. Il travaille autant sur les minuscules vis d’une montre de poche ancienne que sur les immenses aiguilles d’une horloge dont il assure l’entretien depuis un quart de siècle. « Celle-là est en fer forgé », présente le passionné d’histoire en sortant un artefact d’une boîte. Elle a juste une aiguille qui donne l’heure. « Nous recevons parfois de très vieilles horloges fabriquées il y a 100 ou 150 ans. La plupart du temps, nous sommes en mesure de trouver des pièces de rechange, car j’en ai collecté beaucoup au fil du temps. Parfois je ne peux pas les trouver toutes. Dans de nombreux cas, j’achète des pièces détachées de ceux qui les vendent. Si je ne trouve pas ce dont j’ai besoin, je le fabrique dans une fonderie », explique-t-il, une loupe sous les yeux.


L’atelier Francis Papazian, une vieille horlogerie qui date de 120 ans.

Un savoir-faire horloger exceptionnel

« Regardez, ces vieilles horloges sont souvent des trésors familiaux. Ce n’est pas rare, après avoir réparé une horloge, que je reçoive un mot du client. J’en ai eu récemment un qui a dit : Vous avez redonné vie à la maison ! », poursuit Papazian, tout fier que son magasin est l’un des rares endroits au Caire où l’on répare des mécanismes anciens. Selon lui, des célébrités ont défilé dans le magasin, dont plusieurs stars de l’âge d’or du cinéma égyptien tels Youssef Wahbi, Fouad Al-Mohandes ou Abdel-Moneim Ibrahim. Il raconte également que la famille du roi Farouq, le dernier roi d’Egypte, faisait appeler son père au palais royal pour choisir des montres. « Après la Révolution de 1952, les officiers venaient, ils étaient copains avec mon père. Ils adoraient les montres. Aujourd’hui, les clients ne sont peut-être pas aussi prestigieux, mais ils sont nombreux et fidèles. Et la plupart d’eux sont devenus des amis. On n’a pas de clients de passage ici », précise-t-il en égrenant ses souvenirs. Celui-ci a refusé les offres lucratives pour acheter le magasin, préférant préserver son caractère historique.

Mohamed Zaki, 65 ans, est un passionné qui a commencé à collectionner les horloges en 1987. Il en possède plus d’une dizaine. « Je passais souvent devant la boutique d’Achod et j’étais fasciné. Un jour, j’ai décidé de m’acheter une horloge pour mon mariage. Depuis, je ne peux pas m’arrêter », lance-t-il en souriant. Une passion qui peut s’avérer onéreuse puisque chez Papazian, une horloge murale peut coûter entre 2 000 et 20 000 L.E. Les horloges à poser peuvent se vendre entre 15 000 et 50 000 L.E.


L’horloger, un métier qui se transmet de père en fils.

Au coeur de chaque tic-tac résonnant d’une montre se trouve l’âme d’un horloger, un artisan dont le savoir-faire et la dévotion au temps transcendent la simple mesure des heures, des minutes et des secondes. On dirait que l’horloger est un gardien du temps, un maître de la précision et un artiste qui insuffle vie et histoire dans chaque mécanisme qu’il touche. Gaber Armanios, un artisan horloger, estime qu’il ne s’agit pas seulement d’apprendre un métier. C’est plutôt embrasser une vocation qui exige une combinaison rare de compétences et de qualités. « Une main ferme et un oeil pour le détail sont essentiels, car même la plus minuscule des pièces d’une montre demande une attention et une précision extrêmes. Mais au-delà de la technique, c’est la passion qui anime véritablement l’horloger. Une passion pour l’histoire derrière chaque montre, pour l’innovation qui pousse les limites de ce qui est possible, et pour la beauté qui peut être créée à partir de métaux et de mouvements. L’horlogerie exige également une patience infinie. Chaque montre est un puzzle complexe, et parfois, la solution n’apparaît qu’après des heures de concentration et de travail minutieux. En plus, il faut posséder une curiosité insatiable, un désir d’apprendre continuellement, car le domaine évolue sans cesse avec de nouvelles technologies et méthodes », explique-t-il, tout en ajoutant que le champ de travail sur les montres anciennes est très large. Leur technologie est sophistiquée, et pourtant, il n’y a pas beaucoup de personnes spécialisées dans leur réparation. Si quelqu’un ouvrait une horloge, mais ne pouvait pas la réparer, ou au moins réinstaller ses pièces, alors il pourrait avoir entièrement endommagé l’horloge et elle ne fonctionnerait plus.

Un métier qui évolue

Le métier d’horloger remonte à l’ère où mesurer le temps était une quête à la fois mystique et pratique. Les premiers horlogers étaient des artisans, des innovateurs qui ont donné forme à l’une des plus anciennes quêtes de l’humanité : quantifier le temps. A travers les âges, ce métier s’est transformé, adoptant de nouvelles technologies, depuis les mécanismes complexes des horloges de tour, passant par les montres de poche minutieusement décorées, jusqu’à l’avènement des montres à quartz et, plus récemment, des smartwatches. Chaque époque a apporté ses innovations, mais le coeur du métier, à savoir la précision, la patience et la passion, est toujours le même.

Un avis partagé par Raafat Al-Torki, propriétaire de l’un des anciens magasins à Ataba, qui s’est spécialisé dans la réparation des montres. Sa boutique laisse émaner l’odeur du passé et l’authenticité du présent. Des pendules qui se balancent, des aiguilles qui égrènent les minutes, on ne saurait reproduire plus précisément l’ambiance sonore qui y règne. « Ce couloir était autrefois rempli de tavernes il y a 30 ans, mais avec le temps, il s’est transformé en un lieu de réparation et de vente de montres. Et tous les magasins dans ce couloir ont une longue histoire », précise-t-il, tout en assurant que certains horlogers ont choisi de se concentrer sur la réparation et la restauration, redonnant vie à des montres et des horloges anciennes, souvent chargées d’histoire et de souvenirs. D’autres ont préféré plonger dans le monde de la haute horlogerie, travaillant avec des marques de luxe pour créer des montres qui sont de véritables chefs-d’oeuvre d’art et de mécanique.


Le métier d’horloger implique un travail minutieux, qui peut durer des semaines, voire des mois.

Pratiquant le métier depuis une quarantaine d’années, Al-Torki a appris les bases de cette profession dans un magasin appartenant à un Turc. D’un simple coup d’oeil, il arrive facilement à savoir si le mouvement des aiguilles est bon ou non. Et à l’instar d’un médecin expérimenté, il est capable de diagnostiquer le tic-tac à l’écoute. Pas question de laisser un coup de lime apparent ou une bavure de soudure.

Cependant, le tintement de ces objets tend à s’estomper dans une société de plus en plus digitale. Un dur labeur qui n’est pas malheureusement rentable. Le client n’est plus celui d’hier avec l’invasion des produits de mauvaise qualité provenant de Chine, et surtout avec l’utilisation prédominante des téléphones portables qui donnent l’heure. « Aujourd’hui, il y a des montres à 100 L.E. qui tombent en panne très vite et que l’on jette. Alors l’horloger n’a plus autant d’importance puisque nous vivons à l’air du tout-jeter. Les belles pièces d’autrefois sont en voie de disparition », se lamente Gomaa, un ancien horloger, tout en assurant que même à l’ère des montres intelligentes, le charme de celles au look vintage continue de connaître un véritable regain d’intérêt. Et de conclure : « Aujourd’hui, c’est un métier qui ne nous permet pas de boucler le mois, mais pour nous, c’est avant tout une passion ».

Mots clés:
Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique