Recomposer la mémoire de la Palestine est une urgence, restituer l’image photographique des territoires démantelés est un must. Dans son livre Les espaces sont fragiles, Stéphanie Dujols va beaucoup plus loin qu’une simple documentation. Des observations au quotidien en Cisjordanie entre agresseurs et agressés, des souvenirs touchants partagés avec les citoyens palestiniens, des témoignages des atrocités éternelles des occupants, mais surtout de superbes photographies où on récupère la lumière sur les collines, les champs étendus sur le vaste plateau, les oliviers, les figuiers et les orangers. En scrutant les menus détails du paysage imbriqué avec le quotidien des gens et le désastre au quotidien, on dirait que Stéphanie Dujols rumine pour sortir des fragments au vif, en dépit de l’écoulement des années. Ce sont « des souvenirs écrits, réécrits et peaufinés comme des poèmes en prose », comme l’a joliment décrit le professeur arabisant Richard Jacquemond.
Carnet de Cisjordanie, Palestine 1998-2019. Ce sous-titre sur la couverture du livre indique les souvenirs, le vécu de 1998 à 2019, interrompues de quelques dix ans au milieu. Stéphanie Dujols a été interprète au Croissant-Rouge International (CRI), à l’Organisation Médecins du Monde et professeur de français et de yoga. Les dates et les lieux qui forment les titres de chaque partie, courte, sont significatifs : « Route Naplouse-Jérusalem, 2001 », « Naplouse, hôpital public de Rafidia, avril 2002 » parce que ces dates se situent avant la seconde Intifada en 2002 et puis en pleine Intifada que l’on appelle « L’invasion ». « On dit L’invasion, comme si c’était la seule. C’est à cause de son ampleur. Il y en a eu d’autres, avant, après, mais on préfère dire raids, incursions, opérations », comme l’explique l’auteure du livre entre parenthèses, telle une note essentielle au milieu de son récit littéraire.
L’horreur… et le beau
Grâce, mais aussi à cause de son travail, elle a pu avoir du rapport proche avec les gens, regarder de près à partir de l’esplanade où se situe le bâtiment du CRI, communiquer avec des prisonniers palestiniens ou des blessés et des patients lors de l’invasion de 2002, ou encore observer tout simplement par-dessus le chemin. Elle capte des scènes écoeurantes avec une beauté aiguë. C’était la première fois qu’elle voyait surgir les dizaines d’hommes, marchant dans une queue ralentie, « une paume dressée en l’air exhibant une pièce d’identité : les prisonniers relâchés du camp militaire de Huwara ».
Elle remémore avec une sincérité à fleur de peau: « S’il me fallait retenir une seule image de ce temps-là, ce serait celle de ces colonnes de jeunes hagards, brisés — la plupart avaient été torturés, tous avaient dormi à même le sol de cailloux, épouvantés, plusieurs avaient essuyé des tirs à peine sortis du camp— qui, depuis ce jour, chaque fois que nous nous tenions sur l’esplanade, se sont mis à apparaître dans la vallée ». Elle raconte comment, après trois heures de marche, « ce n’est que sur l’esplanade qu’ils osaient baisser le bras, replier leur carte d’identité et la glisser dans leur poche ».
Naplouse, 1995. (Crédit photos Fouad Elkoury)
Puis, au même jour, pendant la même humiliation, dans un cortège gravissant la montagne, elle s’attarde sur la scène du « jeune homme corpulent qui marchait plié en deux, comme une équerre, une main sur un rein, l’autre soulevant comme elle pouvait sa carte d’identité. A mesure qu’il s’approchait on s’est aperçu qu’il riait, et même qu’il avait le fou rire. Parvenu sur l’esplanade, il nous a raconté entre deux hoquets la bastonnade qui lui avait aplati le dos de cette manière ».
Le jeu de la mémoire et de l’oubli
Cinq ans se sont écoulés depuis la dernière visite en Cisjordanie en 2019, et presque 26 ans depuis le premier séjour en 1998 pour dix ans continus. Pourtant, l’écrivaine a pu rendre la précision et la minutie de la description, notamment le paysage, comme s’il s’agissait des séquences de cinéma. A-t-elle eu recours à la fiction pour combler les lacunes de la mémoire et pouvoir rédiger des fragments poétiques, secouants, écrits au vif? Stéphanie repousse l’idée de fiction et s’attache à raconter l’histoire telle qu’elle l’a vécue, qu’ils l’ont vécue.
« Au début, je n’ai pas pris de notes parce que tout simplement je n’ai pas pensé à écrire, confie Stéphanie. Le premier récit que j’ai écrit est le premier également dans le livre, scène de 1998, je l’ai fait sans plan préalable. J’étais en train de faire la traduction littéraire de l’Iraqien Janan Jasim Halawy, un texte sur la guerre, soudain, j’ai mis de côté et écrit la scène en premier jet ». A Marseille, en 2005, elle travaille et travaille et décide d’en faire un livre, mais la voilà, elle est frappée par un blocus d’écriture pour 15 ans. Elle rappelle l’un des récits où elle avait oublié un élément, cela la bloquait complètement. Mais petit à petit, et « grâce à Perec, je l’ai suivi et accepté le fait d’oublier. Comme dans son texte Je n’ai pas de souvenirs d’enfance, où il travaillait à partir de son amnésie », avance-t-elle. Elle a appris à écrire à partir du peu qui lui reste. Ainsi, dans l’histoire de l’enfant aveugle, elle arrive à transformer l’élément oublié et qui lui tient au coeur en un élément poétique, c’est l’énigme qui ouvre des possibilités à l’infini.
Genre inclassable et écriture expérimentale
Carnet ? Ce mot est déroutant, Stéphanie a voulu faire un carnet de croquis (esquisses de dessins et de textes). Ce n’est pas non plus un journal de bord, puisque le quotidien n’est pas rédigé du jour au jour. Mais à travers l’écriture fragmentée, éclatée, elle a voulu sans doute rassembler les bribes de mémoire pour en restituer l’image chère à son coeur, celle de la Palestine et des Palestiniens. C’est plutôt une cartographie.
Genre inclassable, son écriture reste elle aussi à la frontière du récit littéraire, du poème en prose, de la poésie sans jamais tomber dans le militantisme ou le pathétique. Concise et dépouillée, l’écriture cherche à aller juste au coeur du lecteur sans entraves. De l’écriture fragmentaire, elle passe à une forme verticale des vers de poèmes pour faire la simple énumération des noms des terres. Parce que l’auteure découvre qu’« en Palestine chaque parcelle, aussi fragmentaire, aussi minuscule soit-elle, a son nom à elle. Nom lié à la singularité du terrain, à un détail du relief ou de la végétation ». Sur trois pages, on peut lire l’énumération poétique : La broussailleuse, L’épineuse, La caillouteuse, La tortueuse, L’arrondie, L’embrouillée, La carrée, etc. De ce simple fait, elle rythme son poème émouvant. Un autre exemple de poème surgit au coeur du livre, sous le refrain répétitif « je me souviens », comme : « Je me souviens que ce n’était pas automatique: c’était un soldat dans une guérite qui appuyait chaque fois sur son bouton ».
En plein milieu d’agression, de violence et d’humiliation, l’on rencontre à chaque fois des brins d’espoir, des modèles de citoyens en chair et en os qui vous assurent, hier comme aujourd’hui, que c’est un crime que de perdre l’espoir. Un peu avant la fin du livre, l’on découvre un endroit paradisiaque du plateau sur lequel s’installent deux jeunes garçons côte à côte, à l’aplomb du petit arbre, et qui répondent sur ce qu’ils sont venus faire: « On vient voir les gazelles » .
Les espaces sont fragiles, carnet de Cisjordanie, Palestine 1998-2019, éditions Actes Sud, 2024.
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