Pourquoi un énième ouvrage en français portant sur le Canal de Suez, sur les exploits techniques, les dérives politiques, mais surtout les enjeux stratégiques que comportent les deux siècles de son histoire ? La réponse arrive en vrac durant la rencontre-débat de l’écrivain, essayiste et journaliste Robert Solé, qui s’est tenue à l’Institut Français d’Egypte (IFE), la semaine dernière. Et ce, à l’occasion de la parution de son livre Suez, Histoire d’un canal à la croisée des mondes, aux éditions Perrin. « J’ai eu l’idée du livre en mars 2021, en suivant les conséquences de l’échouage du porte-conteneurs qui a bloqué la navigation. 400 navires étaient bloqués dans le Canal et on avait l’impression que la mondialisation s’est arrêtée », a indiqué Solé, affirmant que la fascinante épopée du Canal de Suez est un sujet dont il a fait le tour depuis 30 ans.
De plus, ces derniers temps, la situation politique en mer Rouge démontre à quel point les détroits — et cette mer en particulier — constituent des « observatoires de la mondialisation ». Du Canal de Suez, qui la relie à la Méditerranée, au détroit de Bab Al-Mandab, qui la relie à l’océan Indien, la mer Rouge est une artère pour l’économie mondiale. Avec le golfe d’Aden, ils constituent le flanc ouest d’un nouveau théâtre de compétition entre puissances globales dans l’océan Indien. « Les rebelles Houthis, liés à l’Iran, ont pris le contrôle d’une bonne partie du Yémen et se sont mis à attaquer les navires marchands qui traversent cette zone, par solidarité avec les Palestiniens. La circulation du Canal est fortement perturbée, il a perdu à peu près la moitié de ses clients », a-t-il ajouté, soulignant le rôle du Canal au coeur des questions géopolitiques. Car du Canal de Suez à la Corne de l’Afrique transitent près de 40 % du commerce maritime mondial.
Le Canal reste donc une scène de tensions inter et intra-étatiques. Il a été très affecté par la guerre de Gaza, et l’Egypte qui s’était livrée à des travaux d’extension et de doublement du Canal en 2015, espérant de maximaliser ses profits, a été fragilisée par la chute du trafic maritime, avec des pertes évaluées à six milliards de dollars durant les trois premiers trimestres de l’année 2024, soit 600 millions de dollars par mois, selon les déclarations de son chef de la diplomatie.
Jeux de rivalité
Le Canal serait-il une malédiction ou une bénédiction pour le pays ? Que ferait-il face à ses éventuels concurrents ? Le Caire aurait-il attendu que la Compagnie universelle de Suez lui remette ses actions en 1968, au terme d’un bail de 99 ans, au lieu de se lancer dans l’aventure périlleuse de la nationalisation ? L’auteur a procédé à un tour d’horizon de l’Histoire en remontant jusqu’à l’Expédition française, afin d’étayer son point de vue, en réponse à ces questions soulevées par le public présent à l’IFE.
Il a fait référence aux paroles prophétiques de l’historien et philosophe français Ernest Renan (1823-1892), lequel avait accueilli Ferdinand de Lesseps à l’Académie française en avril 1885, par un discours sur le Canal de Suez, disant : « Je suis venu apporter non la paix mais la guerre, a dû se présenter à votre esprit. L’isthme coupé devient un détroit, c’est-à-dire un champ de bataille. Un seul Bosphore avait suffi jusque-là aux embarras du monde ; vous en avez créé un second bien plus important que l’autre car il ne met pas seulement en communication deux parties de mer intérieure : il sert de couloir de communication à toutes les grandes mers du globe. En cas de guerre maritime, il serait le suprême intérêt, le point pour l’occupation duquel tout le monde lutterait en vitesse. Vous aurez ainsi marqué la place des grandes batailles de l’avenir ». Renan avait mentionné également à propos de l’Egypte : « Clef de l’Afrique intérieure par le Nil, par son isthme, gardienne du point de vue des mers, l’Egypte n’est pas une nation, c’est un enjeu » (citations tirées de Souvenirs de quarante ans dédiés à mes enfants, Nouvelle Revue, Paris, 1887).
En 1869, l’ouverture du Canal de Suez a exacerbé la rivalité anglo-française sur cette région du Proche-Orient. Afin de protéger leur route des Indes, les Britanniques ont fini par occuper militairement l’Egypte en 1882. Ils se sont assurés d’une meilleure position dans le conseil d’administration de la compagnie qui gère le Canal, en détenant 44 % des parts grâce au rachat des actions du vice-roi égyptien en 1875. La construction du Canal ne s’est pas faite sans heurts, Solé en raconte toutes les péripéties, en passant en revue les guerres de 1956, 1967 et 1973. Dans ses propos, il s’arrête longuement sur la décision de Nasser de nationaliser la Compagnie universelle du Canal de Suez, le 26 juillet 1956. « On est tous marqués par cette année. En quelques jours, nous avons vu les Français expulsés d’Egypte, et un siècle de présence française dans le pays partir en fumée. Ma vie a complètement changé, j’ai dû quitter le lycée franco-égyptien d’Héliopolis, et aller chez les Jésuites, car les établissements tenus par les religieux n’étaient pas considérés comme des écoles étrangères », a résumé l’auteur issu de cercles cairotes très marqués par la culture française.

Inauguration du Canal de Suez, 1969.
Au pays des tarbouches
Né en Egypte en 1946, au sein d’une famille chrétienne syro-libanaise, Robert Solé a entretenu un rapport compliqué avec son pays natal, qu’il a essayé de décoder quelque 20 ans après être parti en France, au début des années 1960, pour étudier à l’école de journalisme de Lille. « J’avais tourné la page pendant 20 ans, peut-être pour mieux m’intégrer en France, par douleur de l’exil … j’ai opté pour une sorte d’amnésie volontaire, puis j’y suis revenu », a-t-il dit. L’Egypte, c’est un pays qui l’enchante et le tourmente, comme il le déclare dans ses nombreuses entrevues. Il l’a réitéré durant la rencontre de l’IFE, mais aussi il suffit de revenir à ses romans et ses essais historiques pour mieux comprendre l’intérêt qu’il porte à son pays d’enfance qui lui a inspiré toutes ses oeuvres sans exception, quelle que soit leur nature.
Après avoir mené une belle carrière de journaliste, notamment au quotidien Le Monde, il a publié un premier roman, Le Tarbouche, en 1992. Il cherchait à comprendre la logique de familles francophones comme la sienne qui se sentaient bien en Egypte, mais l’avaient quittée au lendemain de 1956. « Le Tarbouche est l’histoire d’une famille imaginaire qui aurait pu être la mienne ; beaucoup de gens s’y reconnaissaient, des chrétiens, des juifs, des musulmans, et on me demandait de faire la suite, mais je ne voulais pas dépasser les années 1960. Après, j’ai écrit des essais historiques », a-t-il précisé. Cela lui permettait également d’explorer l’Egypte sous de différents angles et de retrouver les traces de son passé.

En 1994, il situe son deuxième roman, Le Sémaphore d’Alexandrie, dans les années 1800, sous le règne du khédive Ismaïl qui parrainait l’un des plus grands chantiers du siècle : le percement du Canal de Suez, alors que les rivalités coloniales franco-britanniques battaient leur plein. Ensuite, Mamelouka, paru en 1997, met en scène une belle photographe audacieuse qui bouscule les convenances d’une société cosmopolite, toujours à l’ombre des rivalités cocasses entre Français et Britanniques vers la fin du XIXe siècle. Et plus tard, nous retrouvons les échos de cette histoire troublée dans d’autres oeuvres telles Nasser, Le champion du panarabisme, Ils ont fait l’Egypte moderne, etc.
Son récent ouvrage, Suez, Histoire d’un canal à la croisée des mondes, s’inscrit dans ce même esprit d’études, surtout que plusieurs concurrents se profilent à l’échelle internationale. A la fin de son intervention à l’IFE, Robert Solé a souligné que les autorités égyptiennes surveillent de près la question des routes polaires qui traversent les régions inhabitées de la calotte glacière polaire, et qui offrent la possibilité d’éviter de traverser des zones politiquement instables. « Il y en a une qui longe la Russie, et l’autre qui longe le Canada. Les Russes et les Chinois utilisent la première durant les périodes chaudes de l’année, mais ces routes ne sont pas encore au point ; elles ne sont pas accessibles tout au long de l’année et sont dépourvues de services de ravitaillement », a-t-il fait remarquer, afin de relativiser l’importance immédiate de ces routes maritimes arctiques, qui peuvent constituer un enjeu de commerce international et de liberté de navigation, car elles assurent une plus grande sécurité des itineraries.
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