Samedi, 05 octobre 2024
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Depuis « La ville sans coeur », le long parcours de Hegazi

Samar Al-Gamal , Mercredi, 02 octobre 2024

Une centaine d’invités se sont réunis au journal Al-Ahram pour célébrer le 90e anniversaire d’Ahmed Abdel-Moeti Hegazi, l’un des plus grands poètes égyptiens contemporains. Hommage.

Hegazi, entouré des figures de l’intelligentsia égyptienne, dans les locaux d’Al-Ahram.
Hegazi, entouré des figures de l’intelligentsia égyptienne, dans les locaux d’Al-Ahram. (Photo : Amir Abdel-Zaher)

 « Je traverse des nuits solitaires, privées d’amour

Et j’envie ceux qui ont des amants

Je passe mon temps dans un vide froid et abandonné

Etranger dans un pays qui dévore les étrangers

(…)

Un soir, deux ans après nos adieux, j’ai frappé aux portes des clubs de mes amis, je n’ai trouvé aucun ami

Et le mur gigantesque me broyait … Et m’étouffait ».

C’est ainsi qu’Ahmed Abdel-Moeti Hegazi, dans son premier recueil écrit en 1958, Madina Bila Qalb (ville sans coeur), exprimait déjà ce sentiment de solitude et d’angoisse d’un homme perdu dans les dédales d’une métropole indifférente. Une atmosphère sombre où la ville se dévoile comme un lieu froid et inhospitalier, devant ce jeune homme né en 1935 dans le Delta du Nil.

Environ sept décennies plus tard, l’atmosphère qui régnait au dernier étage du bâtiment d’Al-Ahram était à l’opposé de cette mélancolie et loin de cette aliénation décrite dans son poème. Hegazi se trouvait au coeur d’une célébration qui témoignait de la reconnaissance de ses pairs et de la valeur de son oeuvre. Penseurs, écrivains, critiques, politiciens et journalistes s’étaient rassemblés pour célébrer les 90 ans d’un des symboles du renouveau de la poésie et d’un pilier de la poésie libre.

« Je suis touché de dire que je ne m’y attendais pas, comme si je doutais de mon mérite ou de la capacité d’Al-Ahram à me rendre hommage », confiait Hegazi, qui a fait ses débuts au magazine Rose Al-Youssef. Il avait trouvé une place à Al-Ahram au début des années 1960, alors que Fayez Farahat, président du conseil d’administration, lui offrait « la clé d’Al-Ahram », une distinction habituellement réservée aux chefs d’Etat, lui attribuant un tel mérite.

« De nombreuses nations ont concentré leur identité dans un seul poète. Les Allemands en sont un exemple, tout comme les Français qui ont élevé plusieurs poètes au rang des grands. Même la Grande-Bretagne, en quête d’un nom prestigieux, a trouvé en Shakespeare un modèle, tandis que la civilisation arabo-islamique a donné naissance à Al-Mutanabbi, et l’Egypte a vu émerger Ahmad Chawqi à l’ère moderne », a affirmé le diplomate Mostafa El-Feki. Cette soirée, a-t-il ajouté, lui rappelait la célébration du couronnement de Chawqi en tant que « prince des poètes ».

La figure controversée de Hegazi, en tant qu’intellectuel engagé, était mise en lumière. « Dès le début de sa carrière, il a refusé toute subordination et a mené de nombreuses luttes », a souligné El-Feki. Il a notamment évoqué la polémique qui l’opposait dès ses débuts à l’éminent écrivain Abbas Mahmoud Al-Aqqad, lequel rejetait la poésie de certains jeunes poètes, dont Salah Abdel-Sabour et Hegazi.

Dans les années 1960, une vive opposition s’établit entre les partisans de la poésie moderne et Al-Aqqad, alors président du comité de poésie au Conseil supérieur des arts et des lettres. Abdel-Sabour et Hegazi s’opposèrent à Al-Aqqad, entraînant de nombreuses controverses, Hegazi écrivant même un poème satirique à son encontre, dont il finit par se repentir profondément, soulignant que cette époque était la leur, et non celle d’Al-Aqqad. Une autre polémique, une décennie plus tard, avec lesdits écrivains-fonctionnaires, le poussera à se reloger à Paris, et de retour, il s’acharne contre le poème-prose.


Hegazi avec le PDG d’Al-Ahram, Mohamed Fayez Farahat, et son rédacteur en chef, Magued Mounir. (Photo : Amir Abdel-Zaher)

Un poète qui ose

Le dramaturge et ancien président de l’Union des écrivains, Mohamed Salmawy a estimé que Hegazi « a écrit ce que personne n’avait osé écrire auparavant, a révolutionné la poésie et a atteint une gloire suffisante pour se reposer sur ses lauriers en tant que poète, intellectuel et essayiste ». Pourtant, Hegazi lui-même a confié qu’il ne se considérait pas comme journaliste. « Aujourd’hui, je ressens le besoin de retourner à la poésie. Des années se sont écoulées depuis que j’ai composé quelque chose ».

La célébration a été l’occasion de revenir sur l’héritage poétique et le rôle crucial des intellectuels égyptiens. « Derrière nous se trouve un héritage majestueux légué par ceux qui n’étaient pas seulement des écrivains, mais aussi des intellectuels engagés, agissant par la plume et par l’action », a dit Hegazi.

Pourtant, il a déploré un vide actuel. « Ce rôle est aujourd’hui incomplet. Depuis des années, les intellectuels égyptiens n’ont plus de place, et il est temps qu’ils en retrouvent une ». A mots couverts, il critiquait ainsi l’absence de dialogue et le fossé qui s’est creusé entre les créateurs et leur public. « Il nous faut des tribunes, un public et des critiques pour accompagner les poètes. Ceux qui pensent que l’Egypte a plus de besoins matériels et que c’est ce qui préoccupe les gens ont certes raison, mais rien ne doit nous détourner de la culture », a conclu le poète nonagénaire.

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