Six heures du matin :
Quand « Notre Mère l’Ogresse » fut sur le point de rattraper « Hassan le Rusé» (ndt: personnages de contes) pour le jeter dans l’eau bouillante, et alors que je donnais des coups de pied dans l’air pour inciter Hassan le Rusé à courir, voilà qu’un gémissement parvient à mes oreilles, comme s’il venait de loin. Je ne lui accordais pas d’attention et continuais à encourager Hassan le Rusé à fuir, et à chaque nouveau coup de pied, le gémissement se rapprochait un peu plus de mes oreilles, jusqu’à ce que je ressente une vive douleur dans mes doigts de pied. Je m’éveillais alors en criant et découvris que l’air que je frappais avec les pieds était en réalité le ventre de ma soeur qui était étendue à mes côtés, et qui s’était elle aussi réveillée à la suite de ces ruades, et mordait à pleines dents le métatarse de mon pied qu’elle avait mis tout entier dans sa bouche.
Six heures et demie du matin :
Je n’arrivais pas, une fois de plus, à dormir, car ma mère m’appelait de l’extérieur, tandis que mon père était aux toilettes, qui étaient sans porte, et que je suivais ainsi ses moindres faits et gestes. Je me levais… J’enjambais mes 4 frères et soeurs étendus par terre, en zigzaguant comme à l’ordinaire, et passais la porte de la chambre, qui donnait directement sur la rue. Ma mère m’avait préparé la bicyclette de mon père, et elle se mit à me rappeler les commandes habituelles des habitants de l’immeuble où nous travaillions :
— Cinq « Ahram », sept « Akhbar », deux « Wafd », deux « Gomhouriya » … Et ne tarde pas !
J’attendis un peu dans l’espoir d’entendre quelque chose qui m’importait plus et, effectivement, elle me tendit 5 L.E. en me demandant d’aller acheter le petit-déjeuner de certains des habitants. Elle se mit à me dicter leurs commandes, jusqu’à ce qu’elle en arrive à ce que je souhaitais entendre, à savoir 5 sandwichs de foul et taamiyas pour M. Chérif: aussitôt, j’enfourchais la bicyclette et partis à toute vitesse.
Sept heures et demie du matin :
En revenant de ma mission du matin, avec une nonchalance qui contrastait avec le zèle que j’avais manifesté à son début, je trouvais mon père qui se maudissait, debout à côté de M. Chérif qui expirait la fumée de sa cigarette avec une nervosité manifeste.
A peine les avais-je salués que mon père me demanda où j’avais mis le paquet de sandwichs de Chérif bey, je le lui remis et il le donna à son tour à Chérif qui le saisit avec force et sauta dans sa voiture, en blâmant mon père de ne pas être allé lui-même chercher le petit-déjeuner. Après avoir laissé ma mère, j’étais allé retrouver Abou-Ali, vendeur de journaux, qui avait 3 ou 4 ans de plus que moi, j’avais tout d’abord pris ce qu’avaient commandé les habitants de l’immeuble, puis lui avais demandé s’il avait quelque chose pour moi. Sans prononcer mot, il avait indiqué avec un signe de la tête un coin de sa table en bois où étaient rangés les journaux et les magazines. J’y avais trouvé ma revue préférée, l’avais prise et m’étais mis à l’écart à côté de lui sur le trottoir pour feuilleter ses images. Au bout de 10 minutes, je l’avais remise à sa place et avais enfourché ma bicyclette en me dirigeant à toute vitesse vers le vendeur de fèves et de taamiyas, sans oublier de dire à Abou-Ali en partant :
— Je reviens tout de suite.
J’avais acheté toutes les commandes relatives au petit-déjeuner que m’avait dictées ma mère, et avais placé le paquet le plus important, celui de M. Chérif, sur le dessus, puis étais retourné voir Abou-Ali et m’étais assis au même endroit sur le trottoir … J’avais ouvert le paquet, choisi le plus gros sandwich, l’avais mis de côté et refermé le paquet, puis j’avais partagé le sandwich avec Abou-Ali, et nous l’avions dégusté avec voracité.
Ce n’était pas la première fois que je faisais cela, car j’avais une fois essayé avec une habitante de l’immeuble, mais elle avait découvert le larcin. En revanche, M. Chérif n’avait pas remarqué jusqu’alors le sandwich manquant, et je répétais ainsi l’opération chaque semaine, le jour de la parution de ma revue favorite. Comme je le pensais, ma réussite en la matière dépendait du moment de mon retour, qui devait avoir lieu après que M. Chérif fut descendu pour aller à son travail: il m’attendait alors avec impatience, saisissait le paquet et se précipitait vers sa voiture sans même compter les sandwichs. C’est bien ce qu’il fit cette fois encore, quant à moi, je me hâtais de regagner la chambre de crainte que mon père ne me frappe.
Huit heures et demie du matin :
Bien que j’aie fui mon père qui était occupé à faire briller les vitres des voitures des habitants de l’immeuble, qui sortaient le matin les uns après les autres, il n’avait pas oublié mon retard, qui avait été la cause des remontrances qui lui avaient été adressées. Et lorsqu’il en eut fini avec « l’agitation du matin », comme il l’appelait, et qu’il nous rejoignit dans la chambre, où nous prenions le petit-déjeuner, il me regarda d’un air sévère et me demanda la raison de mon retard … Naturellement, j’avais préparé la réponse, et lui dis en criant: « Le vendeur de fèves me néglige, car je suis petit de taille et il ne me voit pas, c’est pourquoi je suis obligé d’attendre que ceux qui sont autour de lui s’en aillent pour passer ma commande ». Je me calmais un peu, et me remis à crier, mais cette fois-ci en m’adressant à ma mère :
— Je n’irais plus jamais faire des courses pour les résidents.
Ma mère intervint alors pour me défendre, s’adressant à mon père :
— C’est vrai, Abou-Achraf, pourquoi cet enfant devrait-il se soucier des problèmes des résidents ? tu n’as qu’à y aller, toi.
— Entendu, fiche-moi la paix et passe-moi un morceau de pain, répondit-il en se cherchant une place parmi mes petits frères devant la table à manger.
Onze heures du matin :
Mon père se rendit au marché comme chaque matin, ma mère monta à un appartement de l’immeuble pour y faire le ménage, et mes frères restèrent à jouer dans la cage d’escalier. Quant à moi, je pris place sur le banc de mon père à côté de la porte de l’immeuble, comme c’était l’habitude à ce moment de la journée, dans l’attente d’un éventuel visiteur.
Je ne m’intéressais à personne, car l’éboueur ou l’employé de la société d’électricité connaissaient le chemin, et je laissais passer les non-résidents dont le visage était connu, sans même les saluer, pour concentrer mon attention sur les visiteuses lourdement chargées, et que j’aidais à porter leurs paquets … En escomptant à chaque fois une récompense.
Je restais ainsi deux bonnes heures sans que ne se présente la moindre visiteuse. Mon père arriva alors et ma mission prit fin. Et au moment où j’allais entrer dans la chambre en laissant la place à mon père, voici que l’une des résidentes de l’immeuble arrive avec sa voiture, et m’appelle, avant d’appeler également mon père. Et alors que je le dépassais pour parvenir jusqu’à elle avant lui, je sentis sa lourde main me prendre par le collet, me soulever et me jeter derrière son dos pour se diriger lui-même vers elle.
Abbas Al-Guerwany
Né au Caire, son métier d’origine dans la distribution et des agences commerciales est loin du monde de la littérature. Pourtant, il accumule les récits littéraires pendant une vingtaine d’années, publie certains dans la presse, pour sortir enfin son premier livre prometteur en 2012, Al-Gamal yatlae al-nakhla (le chameau grimpe au palmier) aux éditions de la librairie Al-Kotob Khan. Al-Guerwany doit, en partie, son succès à cet espace jeune d’Al-Kotob Khan qui joue le rôle d’un centre culturel, ayant commencé dans le nouveau millénaire comme librairie, s’est penché à l’organisation des ateliers d’écriture dans lesquels l’écrivain avait participé, et finit par faire ses propres éditions qui se distinguent sur le marché des oeuvres littéraires.
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