Al-Ahram Hebdo : Le dernier rapport de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) souligne la relation complexe entre le commerce et l’inclusion. Quelles sont les conclusions les plus significatives auxquelles vous êtes parvenus concernant cette relation ?
Ralph Ossa : Le rapport aboutit à trois conclusions principales. Premièrement, le commerce a fait ses preuves en tant que moteur de l’inclusion, entre les économies et au sein des économies. La croissance économique tirée par le commerce a amélioré la vie de centaines de millions de personnes : la proportion de personnes vivant dans l’extrême pauvreté dans les économies à revenus faibles ou intermédiaires a chuté de 73 % entre 1995 et 2023, tandis que la part du commerce dans le PIB a doublé. Cette évolution a contribué de manière significative à la réduction de la malnutrition et de la mortalité infantile, ainsi qu’à l’amélioration de l’accès à l’éducation, aux soins de santé et à l’électricité.
Deuxièmement, malgré ce succès, trop de personnes et trop d’économies restent à la traîne, en particulier en Afrique, dans les Caraïbes, en Amérique latine et au Moyen-Orient.
Troisièmement, le protectionnisme ne protège pas l’économie dans son ensemble et ne favorise pas l’inclusion. Pour que l’économie et le commerce soient plus inclusifs, il faut une stratégie globale et cohérente qui intègre l’ouverture du commerce à des politiques nationales complémentaires et favorise une plus grande coopération internationale. Par exemple, le commerce numérique offre un potentiel important aux économies moins intégrées, mais ces opportunités ne peuvent être exploitées qu’en améliorant l’infrastructure et les compétences numériques, et en adoptant un environnement juridique et réglementaire favorable. Dans ce contexte, la collaboration entre l’OMC et d’autres organisations internationales est importante pour garantir que les politiques commerciales soient effectivement intégrées dans des cadres politiques internationaux et nationaux plus larges.
— De nombreuses économies à revenus faibles ou intermédiaires sont confrontées à des difficultés pour s’intégrer dans le commerce mondial. Quels sont, selon vous, les facteurs qui entravent cette intégration et comment les pays en développement peuvent-ils profiter davantage des opportunités commerciales ?
— Bien que les économies à revenus faibles ou intermédiaires aient chacune ses propres caractéristiques, elles ont souvent un faible niveau de participation au commerce international par rapport à leurs homologues à revenus moyens et ont des coûts commerciaux élevés. L’Indice des coûts commerciaux de l’OMC, qui mesure les frictions qui subsistent dans le commerce international par rapport au commerce intérieur, révèle que les coûts commerciaux sont de 30 à 35 % plus élevés dans les pays à revenus faibles et intermédiaires que dans les économies à revenus élevés, respectivement dans le secteur des services et dans celui de l’industrie manufacturière.
L’Afrique et le Moyen-Orient sont également confrontés au défi supplémentaire des coûts commerciaux plus élevés lorsqu’ils commercent au sein de leur propre région par rapport à des partenaires extérieurs. D’autres économies à revenus faibles ou intermédiaires tendent à être principalement spécialisées dans l’exportation des produits de base et sont moins diversifiées sur le plan économique malgré une participation élevée au commerce.
Le mauvais fonctionnement des marchés des capitaux, du travail et des terrains empêche de tirer parti des nouvelles opportunités commerciales. Par exemple, des registres fonciers inadéquats et des systèmes juridiques faibles entravent les investissements dans l’agriculture. De même, les obstacles face à l’Investissement Direct Etranger (IDE) et au transfert des technologies peuvent entraver la croissance de la productivité et l’innovation et, en fin de compte, la croissance.
Il est essentiel de s’attaquer aux coûts commerciaux pour mieux profiter des opportunités commerciales. Cela signifie qu’il faut réduire les coûts commerciaux des économies à faibles revenus et à revenus intermédiaires, notamment en améliorant la facilitation et le financement du commerce, mais aussi en coopérant pour réduire les coûts commerciaux auxquels sont confrontées les exportations vers les marchés internationaux. Outre la politique commerciale, il est essentiel d’améliorer les compétences de la main-d’oeuvre locale, les infrastructures, le climat des affaires et la compétitivité des chaînes d’approvisionnement locales pour maximiser les opportunités commerciales.
— Le rapport mentionne que le commerce soutient l’emploi, mais qu’en même temps, il peut entraîner certains défis. Comment pouvons-nous équilibrer les avantages du commerce et ses effets négatifs ?
— Les gains du commerce sont inégalement répartis entre les individus au sein de l’économie. Si le commerce profite à de nombreuses personnes grâce à des biens et services plus abordables et à de nouvelles possibilités d’emploi, certains travailleurs peuvent rencontrer des difficultés en raison de la concurrence au niveau des importations. Les personnes à faible revenu, les travailleurs moins qualifiés, les propriétaires des petites entreprises, y compris celles détenues par des femmes, peuvent avoir plus de difficultés à s’adapter aux nouvelles conditions économiques associées à l’ouverture commerciale.
Les droits de douane sont une solution très coûteuse et inefficace pour protéger ces travailleurs. Tout d’abord, ils ne fonctionnent que si les prix payés par les consommateurs augmentent. Ensuite, ils peuvent entraîner des représailles qui les rendent inefficaces. L’amélioration de l’accès à l’éducation, le développement des marchés des capitaux, la réglementation excessive du marché du travail et la lutte contre l’informalité du marché du travail peuvent accroître la capacité des personnes à participer au commerce international, à atténuer les risques liés au commerce auxquels sont confrontés les laissés-pour-compte et à maximiser les gains du commerce. Ces politiques complémentaires sont en effet les mêmes que celles nécessaires pour soutenir l’inclusion entre les économies, en accélérant la convergence économique.
— Quelles stratégies recommandez-vous aux pays pour diversifier leurs exportations et rendre leurs économies plus résistantes face aux chocs extérieurs ?
— Le commerce a tendance à être considéré comme une source de chocs. En effet, le commerce peut contribuer à la propagation des chocs en exposant les économies aux risques étrangers. Le commerce peut même être une source de chocs, comme l’a illustré le blocage du Canal de Suez par un gros porte-conteneurs.
Mais le commerce joue également un rôle-clé dans la résilience économique. Les perturbations des chaînes de valeur mondiales observées lors de la pandémie du Covid-19 et de la guerre en Ukraine ont été de courte durée. Le commerce a rebondi très rapidement après la levée des restrictions liées à la pandémie, les chaînes de valeur mondiales ont permis d’augmenter la production des masques requis par le marché en un temps record et elles ont également contribué à la distribution des vaccins.
Les économies ouvertes au commerce sont mieux équipées pour faire face aux chocs, tels qu’une guerre, une pandémie ou une catastrophe naturelle. Le commerce contribue à une plus grande résilience économique en aidant les économies à mieux se préparer aux chocs, à mieux y faire face. En tant que source de croissance économique et de productivité, le commerce fournit aux économies les moyens techniques, institutionnels et financiers de se préparer aux chocs. Le commerce permet aux économies de faire face plus facilement aux chocs en offrant d’autres sources d’approvisionnement en cas de pénurie intérieure et d’autres marchés en cas de baisse de la demande intérieure.
Le commerce peut encore accélérer la reprise économique après un choc en facilitant l’accès à des produits et services intermédiaires à des prix compétitifs, en veillant à ce que les services essentiels, tels que les assurances, les télécommunications, les transports et les services logistiques, ainsi que les produits essentiels, soient disponibles en temps voulu avant et après le choc et en permettant l’accès à la demande étrangère. Par exemple, le commerce des marchandises s’est rétabli plus rapidement que le PIB après le choc initial du Covid-19. Le problème peut se poser lorsque les économies sont très spécialisées ou que le commerce est très concentré.
— Quelles sont les difficultés auxquelles sont confrontées les économies spécialisées ?
— Les économies très spécialisées dans un produit de base sont particulièrement vulnérables aux chocs extérieurs, tels que la forte volatilité des prix des produits de base. La volatilité des recettes d’exportation est alors une source d’instabilité macroéconomique. Le développement des marchés financiers est essentiel pour atténuer les effets négatifs de la volatilité des prix des produits de base. Toutefois, à long terme, la diversification du secteur des ressources naturelles peut soutenir le développement économique et la résilience. Les gouvernements ont utilisé un large éventail de politiques orientées vers l’intérieur et vers l’extérieur pour diriger l’économie vers certains secteurs et activités. La promotion des exportations peut aider les entreprises nationales à se développer par rapport à de nouveaux produits et marchés. Toutefois, les restrictions à l’exportation semblent être une politique de diversification inefficace. Le succès des politiques industrielles dépend généralement de la complémentarité des différentes politiques nationales.
La mise en oeuvre de réformes du marché et de politiques qui facilitent la circulation des travailleurs et des capitaux entre les entreprises et les secteurs améliore l’environnement des entreprises et contribue à attirer les investissements et les technologies de l’étranger. Au niveau international, la lutte contre l’escalade tarifaire sur les marchés d’exportation et le pouvoir de marché des grands acheteurs mondiaux de produits de base peuvent contribuer à lever certains des obstacles à la diversification des produits à plus forte valeur ajoutée.
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