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Yasser Abdel-Latif : Marquer le but

Michel Galloux, Mardi, 04 février 2014

Yasser Abdel-Latif est lauréat du premier prix Sawirès. Voici une nouvelle tirée de son recueil Younès fi ahchaä al-houte (Younès dans le ventre de la baleine).

Marquer le but
Graffiti sur le mur à la rue Youssef Al-Guindi.( Photo : de Maya Gowaily.)

Mahmoud était arrivé avant l’heure fixée pour le rendez-vous. Il attendait, les signes de l’impatience se lisaient sur son visage et dans les mouvements nerveux de son corps. Nous nous mîmes en route vers notre destination sans échanger beaucoup de mots. Nous étions déterminés à marquer le but, comme on dit aujourd’hui. Nous laissâmes le quartier d’Al-Maadi derrière nous, et prîmes la direction du nord. Nous traversâmes la bruyante rue Hassanein Dessouqi, et nous fau­filâmes dans les ruelles d’Al-Hadayeq qui s’étendaient comme des sillons perpendicu­laires jusqu’à rejoindre le maquis de Dar Al-Salam sans frontières administratives ou géographiques.

Nous parvînmes à la maison avec difficulté, après une heure environ d’errance dans ce dédale de ruelles et de maisons toutes sem­blables. Nous montâmes au premier étage et frappâmes à la porte. Une belle jeune fille blonde apparut à la lucarne de la porte, et nous pensâmes un instant qu’elle était étrangère. Elle nous dit qu’« Al-Saqean » n’était pas là et qu’il devait revenir dans une heure environ. Ses traits n’étaient pas ceux de certaines filles du Delta à propos desquelles les gens du peuple parlent de « blancheur paysanne » ; sa blondeur était européenne et jurait avec son accent plébéien et ses vêtements râpés. Nous allions partir lorsqu’elle nous arrêta et nous demanda si nous avions de l’argent. Nous répondîmes par l’affirmative et elle nous pria alors de lui acheter de la nourriture, expliquant qu’elle n’avait pas mangé depuis deux jours. Et comme elle lisait l’étonnement sur nos visages, elle dit : « Al-Saqean m’a séquestrée et a fermé la porte à clé de l’extérieur ». C’était la première fois que Mahmoud et moi entendions de tels propos ; cependant, nous descendîmes sans la moindre hésitation, et après avoir cherché, trouvâmes un petit épicier. Nous achetâmes un sachet de pain européen et une bonne part de fromage blanc, et réussîmes à les lui passer à travers les barreaux de la lucarne.

Nous descendîmes à nouveau, en décidant de revenir au bout d’une heure, peut-être Al-Saqean serait-il alors de retour, comme le pensait la jeune fille séquestrée. Nous nous mîmes à errer sans but dans ces ruelles tor­tueuses puis, craignant de ne plus retrouver la maison, nous nous assîmes au premier café que nous trouvâmes sur notre chemin. Il était vide, ce qui nous fit plaisir. Nous commandâmes un thé, et nous nous mîmes à compter les minutes. La chanson du générique de l’émission Oum Kalsoum touchait à sa fin, et la voix de la grande chanteuse descendait de plus en plus profondément vers les graves, comme si elle suivait la descente progressive des ténèbres à l’extérieur du café.

Le propriétaire du café arriva, poussé par la curiosité et désirant en savoir plus sur notre compte, il s’assit avec nous, comme le patron du café Al-Ouqeil dans l’épopée « Chafiqa et Metwalli ». « Vous n’avez pas l’air d’être du coin », commença-t-il. Et il usa de toutes les ruses oratoires pour savoir ce que nous faisions ici … Mais nous ne satisfîmes pas sa curiosité, en nous nous contentant de dire que nous étions venus visiter un ami … maître Choukri — c’était son nom — nous apprit que cette zone, connue sous le nom d’Al-Sawarikh (les fusées), était contrôlée par les gens de son village d’origine, Al-Balyana (Sohag), et que la police n’y entrait pas, étant donné qu’elle était située entre les circonscriptions d’Al-Maadi et d’Al-Bassatine. Je me rappelais que Moustapha Al-Saqean nous avait dit qu’il était de Sohag, mais nous ne donnâmes aucune information supplémentaire, et restâmes à écouter le bavardage du patron, jusqu’à ce que nous réalisions qu’il était temps de partir. Nous payâmes la note au jeune serveur après avoir insisté, maître Choukri s’entêtant à nous en exempter, puis nous partîmes.

C’est le visage d’Al-Saqean qui apparut cette fois-ci à la lucarne. Il nous ouvrit la porte, en nous faisant bon accueil, après nous avoir reconnus dans les ténèbres de l’escalier. La jeune fille était là-bas, assise pieds nus sur un tapis de sol qui était le seul élément d’ameu­blement de la pièce. Elle était soumise et rési­gnée. A l’autre bout de la pièce se trouvait un homme d’une quarantaine d’années aux che­veux fournis, au visage rond barré par une épaisse moustache. Il était occupé à remuer quelque chose dans un récipient placé sur un réchaud à kérosène, dont le ronron emplissait toute la pièce, tandis que la nourriture qui cui­sait dégageait une odeur insupportable.

Mahmoud chuchota à l’oreille d’Al-Saqean ce qu’il attendait de lui, et celui-ci disparut dans l’appartement pour nous apporter les fonds. L’homme qui cuisinait leva les yeux vers nous en nous lançant un regard haineux tout en conti­nuant à touiller la nourriture, tandis que la jeune fille saisit une cruche d’eau en plastique rouge et se mit à boire de longues gorgées. Puis elle frotta ses pieds blancs, qui juraient avec le lieu, l’un contre l’autre, et retourna se recroqueviller en silence à côté du mur. Quant à Mahmoud et moi-même, nous restâmes à fixer les murs de la pièce enduits de chaux verte, faiblement éclairés par une petite lampe dont la puissance ne dépas­sait pas 40 Watts, avec le bruit du réchaud et l’odeur nauséabonde de la nourriture, jusqu’à ce que revienne Al-Saqean. Nous conclûmes alors la transaction et partîmes.

Tout au long du chemin du retour à travers le dédale de ruelles, que nous parcourûmes au pas de course, Mahmoud s’interrogeait sur la raison de cette odeur nauséabonde de la nourriture, faisant l’hypothèse de l’emploi par ce cuisinier au regard méchant d’une huile de mauvaise qualité ou d’oignons et de tomates pourries. Cela accapara ses pensées jusqu’à ce que nous arrivions à la rue Hassanein Dessouqi, que nous traversâmes rapidement pour nous retrouver à nouveau à l’intérieur du périmètre d’Al-Maadi. Nous nous partageâmes le butin et chacun retourna à ses affaires. C’était un lundi soir, et bien que la journée ait été témoin d’une suite ininterrompue d’événements, elle n’avait pas plus de saveur qu’un jour de congé ordinaire. Je succombais au sommeil cette nuit-là, que je passais dans mon lit, la tête sur l’oreiller, pour me réveiller le mercredi suivant à midi. Quant au mardi, il fut effacé partiellement de ma mémoire. Je dis « partiellement », car certains de ses événements me furent rapportés par des amis. Ainsi, l’un me raconta que j’étais allé ce jour-là à l’université et que je m’étais engagé dans une discussion âpre avec certains cama­rades de l’amphithéâtre, et que nous en serions venus aux mains si mon fidèle ami Yohanna n’était intervenu et ne m’avait entraîné loin d’eux, jusqu’à la cafétéria. Là, j’étais resté un certain temps à boire du thé, à fumer et à tailler une bavette avec le planton du départe­ment. Un autre ami me dit que je m’étais bel et bien querellé avec le vendeur de journaux au portail de l’université, et que j’avais donné un coup de pied dans le tas de livres et de revues rangés par terre. Et bien sûr, j’avais sans doute fait des bêtises plus graves encore, mais qu’aucun témoin de mes connaissances ne m’avait rapportées. Ainsi, je me réveillais le mercredi à midi, inconscient de tout cela, et essayant seulement de dissocier dans ma mémoire l’image de la jeune fille blonde de l’odeur de la tambouille, que j’avais toujours dans le nez .

Marquer le but

Yasser Abdel-Latif

Est un écrivain aux talents multiples. Il a commencé à publier ses récits littéraires dans la presse à l’âge de 20 ans. Il obtient une licence de philosophie de l’Université du Caire en 1994. Sa première oeuvre fut un recueil de poèmes, Nass wa ahgar (des gens et des pierres) en 1995. Il revient plus tard au poème en 2009 avec son recueil Gawla laïliya (une tournée nocturne) aux éditions Merit. Puis, il publie un roman en 2002, Qanoune al-weratha (la loi de l’héritage) chez le même éditeur, et reçoit le prix Sawirès pour les jeunes en 2005. Et lorsqu’il revient à la nouvelle en 2013, il publie Younès fi ahchaä al-houte (Younès dans le ventre de la baleine) en 2011 aux éditions Kotob Khan, et reçoit le prix Sawirès pour la nouvelle au début de ce mois.

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