La vie monotone et intéressante de Monsieur M.
Le volet du balcon est entrouvert, ses barres laissent passer la lumière … on suit le reflet de l’ombre de l’écrivain Mohamed Hafez Ragab (1935-2021) jusqu’au canapé sur lequel il s’assoit.
Il suffit de voir cette séquence d’ouverture pour s’attacher à la caméra poétique de la réalisatrice Hend Bakr et pré-sentir la manière dont elle va relater la vie d’une figure marquante et oubliée de la scène culturelle égyptienne. On comprend tout de suite qu’il s’agit d’une plongée dans l’âme et l’esprit d’un personnage quasi mythique.
Hend Bakr filme l’écrivain de 76 ans dans son appartement simple, situé dans le quartier Al-Werdiane à Alexandrie, suivant son rythme journalier monotone. Il prie, mange, s’assied au balcon et dort. Tantôt elle le contemple avec sa caméra et tantôt elle le pousse à parler et le laisse raconter. Mais même en racontant, l’on se rend compte qu’il est toujours question d’ambiguïté, d’une âme qui dissimule plus qu’elle ne révèle. On dirait un ermite qui se contente de faire des répliques telles que : « On m’a interdit de parler » ou « on m’a marié à l’âge de 17 ans pour éviter le péché ». Puis, il se tait.
Cependant, on voit dans ses yeux le regard profond de celui « qui a tout vu et tout su ». La curiosité s’empare du spectateur dès qu’il apprend que l’écrivain est aussi un vendeur ambulant et qu’il est devenu l’une des figures de proue de sa génération, celle des intellectuels des années 1960. Au comble de son succès, mais aussi de sa révolte face aux modes désuètes de l’écriture, il décide de se retirer dans son coin et de renoncer à sa carrière d’écrivain. Pourquoi a-t-il pris cette décision après avoir eu la bénédiction des grandes figures de l’époque ? Car Mahfouz l’a décrit comme étant un écrivain surréaliste ; Yéhia Haqqi et Louis Awad, entre autres, ont fait son éloge … « Est-ce que l’écriture est une urgence existentialiste pour l’artiste ou bien un plus, un luxe ? Quel est le secret, la motivation, pour poursuivre le chemin ? Est-ce que le problème réside dans le champ intellectuel ou dans Ragab lui-même ? ». Ce sont les questions qui ont tourmenté la réalisatrice et l’ont poussée à suivre son parcours. Elle, qui a lu Mohamed Hafez Ragab dans sa jeunesse, et en était passionnée.
Le début d’une longue histoire
La jeune fille, issue du milieu nubien conservateur d’Alexandrie, a décidé un matin de 2011 d’aller briser le repli sacro-saint de l’écrivain et de tourner un film sur lui. « J’ai voulu savoir qu’est-ce qui l’a amené à ce point ? Sans doute, il subissait des pressions sociales, outre les conditions économiques et personnelles dont il souffrait », avance Hend Bakr. Et d’ajouter : « J’ai senti que je m’identifie personnellement à son histoire et aux entraves qu’il a affrontées. En travaillant sur le film, je me sentais plus libérée ! ».
Non seulement Mohamed Hafez Ragab était un autodidacte, qui n’a pas continué l’école et qui a écrit avec beaucoup de talent dès l’âge de 16 ans, mais il venait aussi de la classe ouvrière. « Je me mettais en face de cinéma Strand à Alexandrie pour vendre des pépins et des cacahuètes. Je me plaisais à regarder les jeunes demoiselles de passage », dit-il dans le film.
C’est à Mohamed Hafez Ragab que revient le slogan criard des années 1960 : « Nous sommes une génération sans maîtres ». Ceci est dû à son génie qui l’incite à ne pas se cantonner dans les écritures précédentes et à vouloir imposer une nouvelle voix. Ce choix lui a valu d’ailleurs de nombreuses controverses dans la presse et dans les milieux intellectuels.
Le titre du film, Le Tour ennuyeux de M, est donné par Mohamed Hafez Ragab à l’une de ses nouvelles autobiographiques. La réalisatrice l’a trouvé compatible avec un parcours que l’on peut juger monotone, mais où l’on peut découvrir des moments d’illumination. C’est le cas par exemple des extraits de son oeuvre récités par l’écrivain lui-même ou par la réalisatrice au cours du film : « Je suis un homme enveloppé par l’aliénation. J’ai arrêté la marche temporairement. Je m’assois maintenant à l’intérieur d’une boîte de cigarettes sur une étagère, j’y étale la chance suspendue à une corde, tels des cartes de loterie », dit-il, reprenant quelques phrases de sa nouvelle Des créatures de la théière bouillie, publiée en 1979.
Au bout du film, on n’arrive pas à capter au juste la raison derrière le choix de l’isolement et de la solitude jusqu’à sa mort en 2021. Les embûches se multiplient : est-ce un recueillement soufi ? « Je n’étais pas croyant, mais j’ai trouvé une voix qui émerge de mon for intérieur », confesse-t-il. Est-ce la relation trouble avec son père dont la perte a bouleversé son existence ? Car il a toujours appelé allégoriquement à tuer le père. Serait-ce la schizophrénie de l’espace intellectuel à l’époque de l’Egypte socialiste qui appelle à l’union des forces du peuple ? Ou bien a-t-il été brisé par la défaite militaire de 1967 comme pas mal de ses pairs ? « A l’époque de Nasser, nous étions sous un parasol illusoire, je ne savais pas que faire, j’ai alors entrepris cette écriture nouvelle », affirme-t-il dans le film.
On entend aussi la voix de la souffrance, joliment récitée par la réalisatrice, résumant : « J’ai regardé le ciel, j’y ai trouvé une étoile étrange partageant mon exil. Je lui fais signe de la main, joyeusement, et elle m’a regardé avec colère. Je lui ai dit, timidement : excuse-moi, est-il possible que l’être humain vive seul en compagnie de sa terreur ? L’étoile a tremblé ».
Actuellement projeté au cinéma Zawya.
Lien court: