Il arrive très tôt. Quelque deux heures avant le lever du rideau, au Théâtre national, où se donne sa récente mise en scène, Mech Romeo wa Juliette (il ne s’agit pas de Roméo et Juliette). Il fait le tour des coulisses, informe son fils Ahmed, en même temps son assistant, des derniers détails qu’il vient d’ajouter, propose à ce dernier une nouvelle idée pour la bande d’annonce qu’ils ont mise en ligne sur les réseaux sociaux … Puis, tout au long du spectacle, il reste debout, aux derniers rangs, faisant les cent pas afin d’observer ce qui se passe sur les planches.
L’homme de théâtre Essam Al-Sayed ne laisse rien au hasard. « La mise en scène est une suite d’images qui traversent ma tête que je transpose sur les planches », lance-t-il. Et d’ajouter : « J’ai peur de sentir un jour que j’ai vieilli et d’être incapable de créer. Car ayant fait des études en psychologie à la faculté de pédagogie, je sais que la créativité peut disparaître avec l’âge. J’admire beaucoup le réalisateur Scorsese qui continue à travailler à 83 ans. J’espère poursuivre ma carrière jusqu’au dernier souffle ».
Essam Al-Sayed est toujours soucieux de monter des spectacles qui ne ressemblent pas les uns aux autres. Il a recours à de jeunes chorégraphes, dramaturges, cinéastes et d’autres spécialistes afin de donner plus de fraîcheur à sa mise en scène.
Les succès qu’il a connus n’empêchent qu’il a souvent eu à surmonter tant d’obstacles : la bureaucratie, le manque de publicité, les restrictions budgétaires, etc. « Parfois, je déprime et j’abandonne tout, et parfois, je décide de lutter jusqu’au bout. Donner corps à des images sur scène n’est pas une chose facile, surtout que je m’occupe de la mise en scène, du processus de la production, des contrats des comédiens … c’est exhaustif ! ». En gros, pour mettre à jour une pièce, il faut vraiment un travail de longue haleine avant de commencer les répétitions à table dans la salle Al-Zorqani, au sein du Théâtre national. « Cette petite salle me porte bonheur ! Après, la présentation se passe dans la grande salle ».
Essam Al-Sayed maintient une relation spéciale avec le Théâtre national, où il a commencé sa carrière et ses années de jeunesse. C’est le hasard qui l’y a conduit, d’abord afin de regarder des spectacles amateurs avec ses parents. « J’avais presque 5 ans. Je les accompagnais sans comprendre où j’étais. Nous avions réservé la baignoire numéro 2, tout près des planches. Et une fois les rideaux levés, j’ai été épris par ce qui se passait devant moi. L’architecture du théâtre, ses arabesques et son décor classique me fascinaient ». Dès lors, il a commencé à fréquenter d’autres théâtres. En primaire, il a rejoint la troupe du théâtre scolaire. Ensuite, en préparatoire et en secondaire, il s’est rendu aux centres de jeunesse et a suivi quelques troupes d’amateurs afin d’assouvir sa passion.
La deuxième visite au Théâtre national fait également date dans sa vie. Il est allé découvrir, avec des amis, les projets de fin d’études à l’Institut supérieur des arts dramatiques. Les pièces étaient données sur les planches du Théâtre national. Pour lui, c’était presque un appel discret au théâtre. « A cette époque, je lisais beaucoup d’oeuvres littéraires. J’avais commencé à imaginer des mises en scène, les images défilaient dans ma tête. Après le bac, j’ai voulu étudier les arts dramatiques, mais mes parents ont refusé. Mon père m’a demandé d’avoir un autre diplôme universitaire avant de plonger dans le monde théâtral. Il a promis de me soutenir jusqu’au bout. Alors, j’ai rejoint la faculté de pédagogie de l’Université de Aïn-Chams, département d’anglais ».
A l’université, Essam Al-Sayed fait du théâtre. En première année, il a été très touché par la mort de Nasser en 1970 et a écrit un texte qu’il a cherché à monter. « Mais les choses ne se passaient pas ainsi. Un metteur en scène devait d’abord passer quelques années comme comédien au sein de la troupe avant de se lancer dans la mise en scène. Mon projet n’a jamais vu le jour. L’année d’après, j’ai remporté le prix de la meilleure interprétation masculine. Pourtant, je n’étais pas fait pour le jeu. Je me lasse de répéter tous les soirs les mêmes phrases du rôle. En plus, il y avait toujours ces images qui se bousculaient dans ma tête. Elles me guidaient vers la mise en scène ».
Diplômé, Essam décide de renoncer à tous les postes de professeur d’anglais qui lui sont proposés. « J’ai passé quelque temps à la maison, puis j’ai décidé de passer les tests d’admission de l’Institut supérieur des arts dramatiques. J’ai réussi à l’écrit, mais pas à l’oral. Car c’était le professeur Rachad Rouchdi qui nous interviewait, et lui, il détestait tous les Nassériens et les partisans du socialisme. Malheureusement, mes réponses ont trahi ma pensée de gauche et mon attachement à Nasser ». Et pour dépasser ses pairs, il décide de se former en autodidacte, à tel point que sa bibliothèque bien garnie devient la référence pour ses amis étudiants à l’Institut supérieur des arts dramatiques. A cela s’ajoutent ses voyages à l’étranger qui lui ont permis de découvrir tant de spectacles et de participer à des ateliers spécialisés.
Quant à la mise en scène, il l’exerçait au sein des troupes du théâtre universitaire. « A l’université, j’ai rencontré le grand metteur en scène Magdi Megahed. J’ai travaillé avec lui comme assistant et c’est grâce à lui que j’ai été embauché à la troupe Angham Al-Chabab, toujours en tant qu’assistant. Un jour, Megahed montait Le mort et le vivant sur les planches du Théâtre national. L’un des comédiens s’est absenté, alors il m’a demandé de le remplacer. Ainsi, pour la première fois, j’ai joué sur les planches du Théâtre national avec Amina Rizq, Hamdy Geith, Abdel-Moneim Ibrahim et d’autres grands noms ».
Il assiste également le grand metteur en scène Hassan Abdel-Salam. Puis, à la troupe de théâtre privé, Georges Sidhom lui donne l’occasion de monter Darwich Yetaelaq Farhan, suivie par la pièce Darb Askar, une production du théâtre ambulant. Celui-ci était un spectacle révolutionnaire qui misait sur les nouvelles techniques de la mise en scène telles que l’improvisation et le théâtre populaire.
Quelques années plus tard, le metteur en scène et directeur du théâtre Al-Talia, Samir Al-Asfouri, impressionné par le style du jeune Essam, lui a proposé de monter un spectacle autour du poète et dessinateur Salah Jahine, soit une coproduction entre le théâtre Al-Talia et le Théâtre national. D’où le spectacle à succès Agaby (étonnant !).
C’est grâce à ce spectacle que le dramaturge Lénine Al-Ramli l’a contacté pour qu’ils travaillent ensemble et c’était donc le début d’un parcours qui a duré pendant des années et a donné naissance à 9 pièces considérées aujourd’hui comme des chefs-d’oeuvre du théâtre égyptien, à savoir Bienvenue les beys, Adieu les beys, Zaki au ministère, Un fantôme chez nous, Rire jusqu’à la mort sur les planches du Théâtre national. Ensuite, L’Accident, Tu gagnes Kheicha, Soyez raisonnable docteur sur les planches de théâtres privés et Aïn Al-Hayat au théâtre Al-Hanaguer. Les deux copains ont décidé de s’éloigner du théâtre commercial, ils cherchaient plutôt à faire un théâtre qui respecte l’identité égyptienne, critique la société et défend l’Homme.
« La direction du théâtre comique était pour moi un grand défi, surtout avec la montée des courants islamistes. On produisait des spectacles pour le jeune public, mais aussi on mettait à sa disposition une grande bibliothèque, on tenait des expositions, organisait des rencontres-débats … C’était une nouvelle façon de gérer un théâtre de l’Etat ». Ce genre d’activités a attiré le public, ainsi que la production de quelques spectacles comme Bonsoir l’Egypte de Nasser Abdel-Moneim, qui critiquait les différents régimes au pouvoir. « Un soir, j’ai appris que l’ambassadeur israélien était parmi les rangs du public. J’étais furieux ! Mais comme il était un spectateur qui a réservé sa place comme les autres, je ne pouvais que le recevoir. J’ai demandé aux comédiens de faire attention à leurs échanges, d’éliminer les critiques adressées aux pays arabes, d’insister sur l’union de ceux-ci, etc. Vers la fin du spectacle, l’ambassadeur a voulu rencontrer les comédiens pour discuter avec eux, alors j’ai demandé aux types de la sécurité d’éteindre les lumières et d’évacuer le théâtre afin d’éviter toute confrontation ».
Les spectacles qu’il a donnés entre 2003 et 2009 afin de célébrer la victoire du 6 Octobre n’abordaient guère les exploits du président Moubarak. Ils évoquaient plutôt l’histoire du peuple et l’amour de la patrie. « Je ne peux pas faire quelque chose dont je ne suis pas convaincu. Je préfère rester fidèle à moi-même ! », conclut Essam Al-Sayed, qui prépare une nouvelle version de Hamlet. Les images de cette tragédie shakespearienne le hantent.
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