Des centaines des habitants de Port-Saïd (200 km au nord-est du Caire) se réunissent chaque mois dans la région d’Al-Bazar Al-Guédid. Dans ce nouveau complexe, qui constitue un centre commercial et touristique, les fans de la musique de la sémsémiya sont au rendez-vous. Un carnaval populaire gratuit, un concert donné par la troupe d’Al-Tanboura créée en 1938. « Notre troupe tient un concert chaque mois depuis 35 ans dans de différentes parties de la ville. Les fans de ce style musical sont nombreux, mais leur nombre se multiplie aux moments de la fête de la ville de Port-Saïd, le 23 décembre, et à l’occasion de Cham Al-Nessim, une fête que ce gouvernorat célèbre à sa manière et ce, en brûlant une marionnette qui représente Edmund Allenby, un officier britannique qui, à l’époque de la colonisation anglaise, était connu pour sa persécution des habitants des villes situées sur le Canal de Suez et ce, au rythme de la sémsémiya », explique Mohsen Al-Achry, chef de la troupe Al-Tanboura.
(Photo : Mohamad Mounir)
Mais les rythmes de cet instrument ne sont pas seulement liés aux mauvais souvenirs, ils accompagnent aussi les noces. « La demande est forte pendant les mois d’été, haute saison des mariages, surtout dans les célébrations de la soirée du henné, les noces, mais aussi les inaugurations des restaurants, le soboue (sorte de baptême célébré au 7e jour de la naissance). A Port-Saïd, la sémsémiya est considérée comme ayant un pouvoir magique, elle est toujours présente dans le quotidien des habitants de cette ville côtière », affirme Fatma Morsi, première chanteuse et musicienne qui joue de la sémsémiya en Egypte et cheffe d’une troupe intitulée La Voix de la mer pour le patrimoine et les arts de la sémsémiya. « J’ai hérité de la passion pour cet instrument à cordes de mon père et mes frères qui sont des joueurs professionnels de la sémsémiya. J’ai appris aussi à mon fils comment jouer la sémsémiya et j’essaye de transmettre ce savoir-faire à ma fille de10 ans », avance Fatma, qui fait apprendre aussi cet art aux autres enfants de la famille. Et d’ajouter que jouer à cet instrument est très courant dans les villes du Canal de Suez qui ont vécu une longue histoire de lutte contre la colonisation et l’injustice sociale. C’est pourquoi ses mélodies à la fois renforcent l’esprit patriotique, créent l’espoir et renouvellent l’énergie.
Pour ses fans, notamment les plus âgés, les cordes de cet instrument rythment les différentes expériences de la vie. « La sémsémiya est synonyme de nostalgie. C’est toute l’histoire de la ville qu’elle représente. Ces mélodies font défiler dans la mémoire collective des habitants de cette ville les difficiles souvenirs de la guerre de 1956, la résistance des habitants de cette ville vaillante contre l’agression tripartite, puis les meilleurs jours qui ont suivi la victoire de 1973, mais aussi sa transformation en une zone franche après la politique d’ouverture économique des années 1970. Les rythmes de la sémsémiya sont aussi liés aux lieux qui ont pour longtemps caractérisé la ville comme le souk des poissons, les personnages qui l’ont fait distinguer comme les pêcheurs et aussi les mets qui y sont présentés à l’instar d’Om Al-Kholoul (les moules) », souligne Al-Achry, en poursuivant que le nom de la troupe Al-Tanboura est, en effet, un nom pharaonique qui signifie la sémsémiya dans son ancienne version. La sémsémiya accompagne aussi une danse connue chez les habitants des villes côtières intitulée Bamboutiya, la danse folklorique des pêcheurs et des marins.
Les joueurs de la sémsémiya espèrent véhiculer leur savoir-faire à la nouvelle génération. (Photo : Mohamad Mounir)
Mélodies de la défaite et de la victoire
« Ghanni ya sémsémiya li rossas al-bondoïya we li kol eid awiya hadna zénoudha al-madafie » (chante, sémsémiya, pour les balles et pour chaque main forte qui embrasse les canons sur ses épaules), répète le chanteur de la troupe, alors que le refrain commence à fredonner « Ya Masr ya om al-hana, ehna el-sana di gheir elli fatet welli ablaha bi sanna, ya ammena chawer lena taht al-awamer kolena we inkan danna wala fanna tehram aleina al-eicha law fedlom hena » (oh Egypte ! Mère du bonheur, cette année est différente de l’année dernière et de l’avant-dernière. Oh leader ! Fais pour nous signe pour qu’on rentre dans le combat, et malgré la dépression et la mort, on n’aurait pas droit à la vie s’ils sont — les colonisateurs — toujours là). Une ambiance de mobilisation et d’enthousiasme remplit la scène. La foule commence à participer à son tour dans le spectacle. « Ces chansons nous rappellent une période difficile qu’on a vécue après la défaite de 1967 et la guerre d’usure. On a été obligé de quitter nos maisons qui se sont effondrées vers une destination inconnue. Les mélodies de la sémsémiya ont partagé avec nous ces moments difficiles. C’est la seule chose qui nous unissait, car les habitants de ces villes côtières étaient dispersés dans les quatre coins de l’Egypte. Or, les mélodies tristes de la sémsémiya ont connu un changement après la victoire. On avait l’impression que cet instrument faisait des youyous, car on avait l’opportunité de chanter de nouveau et de célébrer le retour dans notre ville sinistrée par la guerre. C’est la chose qui distingue cet instrument. Ses mélodies balancent entre le chagrin et la gaieté », se souvient Hamada Hamada, 72 ans, habitant de la ville de Suez qui a l’habitude de venir assister à ce carnaval mensuel.
La sémsémiya rend le spectacle gai et ce, sans note musicale ni orchestre.
D’ailleurs, cet instrument a été aussi un outil important qu’utilisaient les supporters du club de football Ismaïli. Les sons de la sémsémiya se mêlaient aux cris d’enthousiasme qui enflammaient les gradins, surtout suite à la défaite de 1967 quand cette équipe se trouvait obligée de s’entraîner dans une autre ville, les stades ayant été détruits par la guerre. « Cet esprit a donné aux joueurs une volonté de fer. On a remporté la Coupe d’Afrique des clubs champions en 1969. Suite à la victoire de 1973, au rythme de la sémsémiya, on répétait une chanson célèbre consacrée à l’équipe de football », explique Sayed, fan de football et de la musique de la sémsémiya.
De l’âge d’or au déclin
Réda Kandil, chef d’une troupe à Ismaïliya, estime que les spectacles de la sémsémiya ont connu leur âge d’or pendant les années 1970 jusqu’à la fin des années 1980. « Il s’agit en fait d’une musique populaire unique et singulière. Un art inné qui se transmet de génération en génération et qui est considéré comme une musique auditive qui ne s’appuie pas sur la notation musicale », décrit Kandil.
Le joueur de cet instrument à cordes est sur scène, c’est lui aussi qui chante. Alors qu’un autre membre de la troupe s’introduit à son tour pour claquer des cuillères, un son rythmé qui accompagne souvent la musique de la sémsémiya. Ensuite, les « Sohbaguiya » (les compagnons de la troupe) apparaissent sur scène. Ils commencent à applaudir durant la chanson au rythme de cet instrument à cordes et répéter les refrains. Là, la beauté de la voix des chanteurs n’est pas très importante, mais ce qui compte c’est que celle-ci soit claire et forte, afin qu’il puisse transmettre le message, animer la scène et inspirer l’enthousiasme, la force et la volonté. La troupe de la sémsémiya pourrait être deux personnes au minimum et huit au maximum.
Or, si la sémsémiya semble narrer l’histoire des villes côtières, partager avec elles les moments décisifs et animer l’esprit d’appartenance, cet art semble connaître un certain recul. Les spectateurs de la sémsémiya ne sont plus comme avant, leur nombre semble être en baisse. En effet, la plupart de la nouvelle génération préfère les chansons en vogue des grandes stars. Sans compter que, selon certains, l’Etat n’accorde pas beaucoup d’importance à la préservation de cet héritage culturel.
« J’ai été chargé en 2018, par les responsables du ministère de la Jeunesse et du Sport à Ismaïliya, de l’entraînement des jeunes. Mais après deux ans de travail avec les enfants, le projet s’est arrêté faute d’argent et tous les costumes et les instruments sont aujourd’hui stockés dans les centres de jeunesse », raconte Kandil.
Et malgré tout, certains jeunes semblent aujourd’hui insister sur le fait de poursuivre le parcours musical des grands-parents. Bélal Attiya, 18 ans, étudiant universitaire non voyant, avait choisi d’apprendre la sémsémiya qu’il considère comme une partie intégrante de son identité et de celle de sa ville natale. « L’apprentissage de cet art me remonte le moral. Il laisse libre cours à mon imagination, surtout à l’heure du coucher du soleil quand la brise d’été embrasse les vagues de la mer et nous laisse sentir l’odeur de l’iode. Une ambiance féérique qui me laisse rêver et espérer », dit Bélal qui, malgré son handicap visuel, a l’impression de voir le paysage pittoresque de sa ville. Il ne tarde pas aussi à jouer à la sémsémiya dans les concerts animés par l’Université d’Al-Galala où il mène ses études.
Pour sa part, Sayed Kaboriya, le plus ancien musicien à jouer de la sémsémiya, a créé en 2007 une association pour les passionnés de la musique de cet instrument. Son foyer est considéré comme un musée car il possède des variétés de cet instrument exposées sur trois étages. « J’espère créer une maison pour la sémsémiya comme celle du luth au Caire. Un moyen pour protéger cet art menacé de disparition », dit-il. Aujourd’hui, les trois villes côtières, Ismaïliya, Port-Saïd et Suez, berceau de cet art, tentent de préserver cet héritage. L’année dernière, une conférence pour la documentation de l’histoire contemporaine de la sémsémiya a été organisée. L’objectif final étant d’inscrire cet art auprès de l’Unesco.
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