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La mort sous les projecteurs

Chahinaz Gheith , Mercredi, 17 juillet 2024

Entre le besoin de documentation, le respect de la vie privée et le caractère sacré de la mort, photographier et filmer les funérailles des célébrités ne cessent de susciter une polémique acharnée. Focus.

La mort sous les projecteurs
Le phénomène de la photographie intrusive lors des funérailles a été exacerbé par l’essor des réseaux sociaux au cours des dix dernières années.

« Curiosité malsaine, déviance morbide ! Etre célèbre n’est pas un chèque en blanc par lequel on cèderait tous les droits sur son jardin secret », lance l’acteur Sabri Fawaz qui voit que les célébrités et les artistes ne doivent pas au public leur vie privée. Et d’ajouter : « Pourquoi nos funérailles devraient-elles être un spectacle médiatique ? Quel que soit notre métier, ne détenons-nous pas le droit de pouvoir pleurer et nous recueillir en paix, sans l’intrusion des caméras qui ne lâchent pas leur proie et nous scrutent à la vie et à la mort ! ». Idem pour Hind, fille de l’acteur défunt Saïd Saleh, qui estime que les prises de vue indiscrètes ne respectent pas les sentiments des familles endeuillées. La douleur et le deuil devraient rester des moments privés. « Au moment des funérailles, les frontières des sphères privées et publiques sont vite bousculées. Alors que nous entamons à peine notre deuil, il est difficile de partager la douleur, et cet éprouvant moment avec des intrus qui visent à prendre des photos discrètement, à la sauvette. Des clichés volés où apparaissent le cadavre, le cercueil, la tombe, justifiant leur attitude par le besoin d’immortaliser le dernier adieu, tandis qu’ils exploitent ces moments de tristesse pour générer des vues et des profits », se plaint-elle.

Le débat a été lancé suite aux funérailles du grand acteur Salah Al-Saadani, en raison de certains excès commis par une partie du public présent, qui a tenté de prendre des photos avec les artistes présents. Ce qui a entraîné des altercations auxquelles a réagi son fils, l’acteur Ahmad Al-Saadani, qui a insulté un journaliste qui tentait de le filmer par force, lorsqu’il pleurait, bien qu’il ait demandé aux photographes de s’abstenir de prendre des photos, affirmant que cela violait la sacralité de la cérémonie. « Que personne ne prenne de photos », avait-il déclaré, soulignant la douleur que lui et sa famille ressentaient à ce moment-là. Malgré cela, plusieurs sites d’information égyptiens ont diffusé des images et des vidéos des funérailles, montrant les réactions émotionnelles de la famille.

Laila Abdel-Meguid, ancienne doyenne de la faculté de communication de l’Université du Caire, insiste sur l’importance de respecter le caractère sacré de la mort et les sentiments des familles en deuil. D’après elle, le problème de la photographie intrusive lors des funérailles n’est pas nouveau, mais il a été exacerbé par l’essor des réseaux sociaux au cours des dix dernières années. « La recherche de vues et de likes a conduit certains individus à adopter des comportements irrespectueux, capturant des moments privés et douloureux pour les publier en ligne. Aujourd’hui, de plus en plus de gens s’intéressent à se prendre en selfie avec des cercueils ou lors des funérailles », explique-t-elle, tout en critiquant les comportements de certains individus lors des funérailles, qui cherchent à capturer des moments de faiblesse humaine pour les publier sur les réseaux sociaux.

Mais pour Tamer, un jeune à la vingtaine d’années, c’est une occasion de rencontrer les célébrités, de voir ses acteurs préférés et de prendre un selfie avec eux, afin de les poster sur les réseaux sociaux, assorti du #funeralselfie.

De la sphère privée au spectacle public

La couverture des funérailles de l’acteur Moustapha Darwich, décédé à l’âge de 43 ans, a aussi suscité une large controverse et des appels à interdire la photographie des obsèques des célébrités. La raison de la controverse réside dans la diffusion d’une photo montrant deux femmes riantes alors qu’elles filmaient les funérailles, en même temps que le chagrin du frère du défunt. Cet incident a provoqué la colère de nombreux internautes qui ont exprimé leur indignation sur les plateformes des médias sociaux. Plusieurs acteurs ont réagi à cette situation et ont commenté cette attitude via leurs pages sur les réseaux sociaux. Le réalisateur Amir Ramsès a considéré le rire des deux photographes comme extrêmement cruel et insensible, manquant de respect pour la famille du défunt, appelant sur sa page Facebook au respect des sentiments des autres et à l’interdiction de filmer lors des funérailles. Et ce n’est pas tout. En 2021, les funérailles de l’actrice Dalal Abdel-Aziz ont été marquées par des bousculades entre photographes et des tentatives de filmer l’enterrement en direct. Cela a conduit à la création du hashtag #Journaliste contre la photographie des funérailles des célébrités, où les professionnels des médias ont appelé au respect de la vie privée des familles des défunts. En juillet 2022, le syndicat des Acteurs, sous la direction d’Achraf Zaki, a annoncé un partenariat avec Sokna, une entreprise privée pour organiser les funérailles des artistes, afin de prévenir l’intrusion des amateurs de célébrité. L’absence de régulation appropriée avait dissuadé de nombreuses personnes de participer aux funérailles des célébrités, selon Zaki. Il a cité un exemple où huit jeunes se faisant passer pour des journalistes ont tenté de photographier le corps de l’acteur défunt Nour Al-Chérif.


Le scénariste Tamer Habib, entouré de photographes, lors des funérailles de l’acteur Salah Al-Saadani.

Le rôle des réseaux sociaux

La sociologue Nadia Radwan estime que les personnes célèbres et leur vie privée sont perçues comme une attraction pour les individus et les fans qui s’y intéressent, avec la complicité des médias toujours à l’affût du moindre « scoop » qui fera parler d’eux. Avant l’arrivée d’Internet, le public parvenait à avoir des informations sur les célébrités à travers les émissions télévisées mettant en scène leur vie. Ainsi, ce qui était autrefois de la sphère privée devient un spectacle public. Avec l’arrivée d’Internet, les informations sur la vie privée des célébrités sont devenues d’autant plus accessibles qu’avec les médias traditionnels comme la presse ou la télévision. « Connaître leur vie privée de cette manière, c’est-à-dire dans les moindres détails, a participé à la montée en puissance de leur popularité et a donc augmenté le nombre de leurs fans, ce qui participe fatalement à une recherche constante des dernières informations sur la vie des célébrités. Leur vie privée est une notion assez bafouée car les individus pensent que c’est légitime d’avoir accès à tous les détails de la vie des célébrités du fait de leur notoriété », explique Nadia Radwan. Elle ajoute que l’exploitation de la vie privée des personnalités publiques n’est pas seulement le souci des personnes concernées elles-mêmes, mais aussi l’oeuvre des médias.

Passe d’armes entre les Waqfs et le syndicat des Journalistes

Face à de tels incidents chaotiques lors des funérailles, ainsi qu’aux plaintes des artistes et de leurs familles, le ministère des Waqfs a publié une décision interdisant la photographie des funérailles pendant les prières à l’intérieur ou à l’extérieur des mosquées. Cette décision, qui souligne l’importance du respect du caractère sacré de la mosquée, de la dignité des défunts et des sentiments des membres de leur famille, a suscité une grande controverse.

« Couvrir les funérailles fait partie de notre devoir d’informer le public. Nous respectons la vie privée, mais cette interdiction nous empêche de faire notre travail et de documenter des événements significatifs, y compris les funérailles des figures publiques », argumente Mohamad, photographe de presse. « C’est une violation flagrante de la Constitution et des lois qui stipulent la liberté de la presse », a déclaré Khaled Elbalshy, chef du syndicat des Journalistes, tout en affirmant que le fait de photographier les funérailles est un droit inhérent des journalistes pour accomplir leur travail conformément aux lois et aux règlements régissant les médias. Et ce droit inclut l’assistance aux conférences, aux séances, aux réunions publiques, la réalisation d’interviews avec le public et la prise de photos dans des lieux où cela n’est pas interdit. Selon lui, le fait de photographier les funérailles doit se limiter au site de la cérémonie dans la mosquée ou l’église, en respectant la sainteté des défunts et la vie privée. Les photographes sont interdits de prendre des photos dans les cimetières sans l’autorisation préalable de la famille du défunt. Concernant les cérémonies de condoléances, Elbalshy a souligné que les familles ont le droit de limiter l’assistance aux proches et doivent communiquer toute restriction à l’avance. « L’absence d’annonce préalable d’une interdiction de la présence des médias est considérée comme une approbation implicite pour accepter la couverture de la presse », souligne-t-il, tout en insistant sur la nécessité de protéger la vie privée des individus et de respecter le rôle des journalistes dans la documentation des événements publics. « Il est complètement inacceptable de violer la vie privée. Nous défendons les libertés individuelles, mais les figures publiques sont régies par des principes différents », conclut-il.

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