Il y a des chansons qui ont un pouvoir inexplicable sur les enfants. Baby Shark a passé la barre des 10 milliards de vues. Après être devenue la vidéo la plus vue de tous les temps en 2020, détrônant ainsi le célèbre Despacito de Luis Fonsi, la chanson pour enfants établit aujourd’hui un nouveau record. Cette fois-ci, c’est une chanson en arabe classique intitulée « Dans la maison de la femelle de l’écureuil ». Mais de quoi s’agit-il ? D’une comptine éducative publiée sur YouTube depuis trois ans, mais qui vient de réaliser un grand succès, atteignant aujourd’hui un milliard de vues. Un record dans l’histoire de la plateforme pour la chanson arabe, confirmant que le monde arabe regorge de talents capables de rivaliser à l’échelle mondiale. La vidéo, dans laquelle trois petits écureuils font une chorégraphie sur fond de dessin animé, renferme des avertissements contre l’ouverture de la porte de la maison à des étrangers et apprend aux enfants comment agir intelligemment. Une façon aussi de leur enseigner les noms des animaux et les termes utilisés pour leurs voix et ce, en demandant à l’animal de sonner à la maison de l’écureuil femelle et en se présentant par ce qui le distingue le plus.
« La meilleure façon d’éduquer un enfant c’est à travers une comptine et les messages passent mieux », lance Mariam Al-Karmi, poétesse et auteure de la comptine, tout en ajoutant que celle-ci a été présentée par la chaîne Madrasetna (notre école) dans une série de chansons, portant la même idée d’enseigner aux enfants les différentes valeurs et les règles de sécurité d’une manière simple.
Bien que les paroles de la chanson semblent, à première vue, difficiles à chanter, car elles sont écrites en arabe classique, elle a fait un carton chez les plus petits et même chez certains grands à tel point de devenir l’une des chansons les plus célèbres non seulement en Egypte, mais aussi dans tous les pays arabes, et d’être appelée « Baby Shark, version arabe ».
« Ecrire une comptine en arabe classique pour ancrer le message dans la mémoire des enfants, c’est conserver leur identité. Les enfants sont exposés de manière intensive à la culture occidentale à travers les écoles et les films animés », explique cette quinquagénaire originaire de Kom Ombo au gouvernorat d’Assouan, mais qui reste imprégnée par l’énergie de l’enfance. On dirait qu’un monde enfantin ne cesse de stimuler en elle le plaisir de l’écriture.
Croyant fort au rôle important que joue la musique pour apprendre aux enfants comment exprimer leurs émotions, comprendre et raconter des histoires, Al-Karmi a essayé de livrer une musique joyeuse, à même de motiver les enfants pour penser et développer leur imagination. Bien qu’elle n’ait pas dépassé le cycle préparatoire, elle a de tout temps été avide de lecture et a commencé à écrire des poèmes pour que ses enfants les écoutent à la radio scolaire, en plus de poèmes diffusés dans le centre de jeunesse de son village. « J’adore les comptines, et je suis convaincue que si celles-ci sont dotées d’une certaine magie, elles attireront certainement les petits aussi bien que les grands », affirme-t-elle. Et d’ajouter : « Toutes les chansons sont construites de la même manière. Des phrases simples à retenir ponctuées d’onomatopées. Mais avoir une chanson dans la tête, ça arrive à 90 % des enfants, avec toutes sortes d’airs. Pendant des heures et des jours, elle reste là, après avoir été déclenchée par quelques notes ou parfois par un seul mot ».
Stimuler les différents sens
Nadine Mostafa, maman de deux petites filles, confie adorer « Dans la maison de l’écureuil femelle ». « Ma fille de 6 ans a appris cette chanson à la garderie, je la trouve sympa. Il m’est arrivé plusieurs fois de chanter avec mes filles ».
En effet, les comptines sont ces petites chansons rythmées entonnées spontanément en présence d’un bébé ou d’un enfant en bas âge. Elles semblent avoir une importance considérable sur le plan relationnel puisqu’elles sont source de plaisir partagé. Autrement dit, traditionnelles, revisitées, contemporaines, les comptines et chansons pour enfants constituent d’excellents supports d’apprentissage. Elles sont considérées comme étant un outil fabuleux pour aider les enfants d’âge préscolaire à développer toute une gamme de compétences, voire un excellent moyen de s’appuyer sur ce que l’on appelle « l’apprentissage périphérique » qui consiste à retenir des choses sans avoir à faire le moindre effort. « Les comptines sont le vecteur d’apprentissages langagiers — sons, rimes, vocabulaire, etc. Les mots qui riment et qui se répètent dans les chansons et les comptines attirent l’attention des enfants. Cela leur permet de se familiariser avec les sons de leur langue et d’apprendre de nouveaux mots », explique Dr Tamer Chawqi, pédagogue, tout en ajoutant que les études scientifiques montrent que cette mise en mémoire au niveau cérébral revient plus tard comme un outil supplémentaire, pour une acquisition de vocabulaire plus rapide et une syntaxe grammaticale facilitée. « Les comptines sont sujettes à évolution : on ne chante pas les mêmes refrains à des enfants d’un ou trois ans. L’âge où l’acquisition et la compréhension de la langue se développent. En plus, l’existence des comptines dans la plupart des cultures humaines a conduit à leur donner une valeur anthropologique, vu qu’elles permettraient la transmission intergénérationnelle de données essentielles aux apprentissages et à la socialisation », poursuit-il.
Les comptines et chansons pour enfants font partie intégrante de notre patrimoine culturel de l’enfance.
Selon Dr Chawqi, les comptines et chansons pour enfants font partie intégrante de notre patrimoine culturel de l’enfance. Certaines chansons rassemblent plusieurs générations. A noter par exemple « Mama Zamanha Gaya », considérée comme l’une des premières chansons pour enfants, ainsi que l’une des plus connues interprétées dans les années 1960. Elle a été chantée par le célèbre artiste Mohamad Fawzi, qui a également présenté une autre intitulée « Zahaba Al-Laïl wa Talaa Al-Fagr ». Ce n’est pas tout. Il y a aussi les chansons « Tata », « Ham Al-Nam » et « Soussa » de Afaf Rady, « Geddou Ali » et « Habibet Baba Racha » du chanteur Mohamad Sarwat, « Ya Sahabi we Sahbati » de l’actrice Safaa Aboul-Séoud, etc.
Un challenge
Cependant à l’heure des écrans de tous genres, écrire pour enfants représente un vrai challenge. Comment s’adapter à leur univers, capter leur attention pour que la comptine devienne un moment privilégié de rencontre avec soi, de partage et de créativité ?
L’auteure Samah Abou-Bakr pense que le fait d’écrire des comptines pour enfants n’est pas une tâche facile. Il faut savoir adopter un ton qui soit destiné aux enfants sans être naïf et choisir des mélodies simples sans être démodées. « L’écrivain pour enfants doit être lui-même un enfant sage et patient de sorte que la forte contemplation lui permet de saisir les intérêts et les rêves de ses pairs. Bref, d’appréhender leur monde », souligne-t-elle, tout en assurant qu’il est nécessaire de diffuser des ouvrages qui représentent les enfants. Car ne pas représenter un enfant c’est nier son existence.
D’ailleurs, les comptines des animaux colorés attirent l’attention des bambins, au grand soulagement de leurs parents. « Ça calme tout de suite les enfants », témoigne Doaa, une jeune maman. « Je tiens à lui mettre ces comptines pour qu’il arrête de me casser la tête », assure Yasmine, une autre mère. « Ces comptines attirent les enfants parce que le rythme est lent et répétitif, donc, c’est simple et ils peuvent comprendre », précise Nardine, mère de deux petits enfants. Pour elle, la comptine de « La femelle de l’écureuil » renferme les ingrédients nécessaires pour séduire ses petits, mais il n’est pas interdit de leur proposer d’autres choses. Si l’offre est limitée, notamment sur YouTube, il est important de leur faire écouter des chansons plus poétiques et plus sensibles car, même très jeunes, les enfants sont capables d’apprécier.
Les comptines et chansons pour enfants font partie intégrante de notre patrimoine culturel de l’enfance.
Or, si pour les uns le fait de laisser l’enfant seul avec l’écran de comptines, ça marche et calme l’enfant, d’autres voient que ce n’est pas la meilleure chose pour son développement. « Donner son téléphone ou sa tablette à son enfant pour qu’il se calme au restaurant ou en voiture est problématique, car on utilise l’écran comme une barrière dans la relation », met en garde le psychologue Ibrahim Hassan, qui pointe le problème des « écrans baby-sitters ». Cependant, les comptines intergénérationnelles rassurent les parents. D’autant que leur marketing est impeccable : des animaux colorés qui s’animent au ralenti, un univers graphique simplissime, des chants d’adultes et d’enfants et une musique minimaliste. Les chaînes qui proposent des vidéos de plusieurs heures ont trouvé le bon filon. « C’est un succès enraciné, puisque ces vidéos indétrônables ont une espérance de vie largement supérieure à n’importe quel contenu scotché à l’air du temps », explique Hassan au sujet du « surbuzz » réalisé par les comptines. Et de conclure : « Des contenus faciles à produire, des chansons en boucle qui permettent aux parents d’avoir la paix, alors que les bébés n’ont pas besoin d’une vraie histoire ou d’un graphisme qui relève d’une création particulière. Le tout pendant des heures et avec énormément de publicités pour multiplier les revenus de la chaîne, car les bébés ne savent pas passer ces pubs ».
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