Partout où elle voyage pour donner ses ateliers de structure anatomique des personnages, la Tunisienne Cyrine Gannoun débarque avec son squelette Oscar. Au Caire, dans le cadre de la deuxième édition du festival international Eazees pour le théâtre de la femme tenu en mai dernier, elle a expliqué aux participants à son atelier ce que c’est l’anatomie du mouvement. Une méthodologie qu’elle associe au théâtre. Comédienne, metteuse en scène, directrice du théâtre El-Hamra, formatrice et directrice du Centre arabo-africain de formation et recherches théâtrales (ARAF) à Tunis, Cyrine s’avère être une dame de théâtre par excellence. « La structure anatomique des personnages est une méthodologie inspirée de plusieurs disciplines : l’eutonie, la médecine douce et autres. C’est un mélange de plusieurs formations que j’ai eues tout au long de mes 27 ans de parcours, mis à part ma formation au théâtre El-Hamra avec la Compagnie du théâtre organique », explique Cyrine, fille du fondateur de la Compagnie du théâtre organique et de l’ARAF, Ezzeddine Gannoun.
« En tant qu’acteur ou comédien, on utilise le corps un peu plus que tout le monde, mais on ne le sait pas. On ne sait pas de quoi il est composé. J’explique aux participants que le corps a une mémoire, mais il est aussi fainéant. Les mots d’ordre dans notre atelier : on ne danse pas, on ne joue pas la comédie. Mais on cherche la maîtrise du corps pour savoir comment l’utiliser dans tel ou tel personnage, ou dans telle ou telle création », souligne l’experte dans ce domaine pour plus de 15 ans. « C’est une manière beaucoup plus rapide, scientifique et organique à structurer un personnage au lieu d’aller imiter les stéréotypes. Cela lui permet d’avoir le corps adéquat avec le bon texte et la justesse de la diction », dit-elle.
Elle souligne également que « dans le monde arabe, on a beaucoup de stéréotypes dans le jeu et de rigidité dans le mouvement. Celle-ci n’émane pas du corps, sauf dans le travail de l’anatomie du mouvement ou dans le théâtre organique où le corps de l’acteur est au centre du travail. Ma recherche et mon travail sont donc complémentaires au travail de Gannoun. Dès que je suis rentrée de France, il m’a intégrée dans son école pour enseigner. Je suis formatrice à l’ARAF depuis 17 ans et en même temps, depuis 2008, j’encadre les acteurs quand ils font une pièce de théâtre. Et quand je joue, je décortique le personnage avec l’anatomie du mouvement ».
Cyrine est faite pour le théâtre. Non pas parce qu’elle est la fille du grand metteur en scène Ezzeddine Gannoun, mais parce qu’elle revendique d’être sur les planches dès son tendre âge.
A la base, elle avait fait 16 ans de danse classique, puis de la danse moderne et contemporaine, avant d’aller poursuivre ses études artistiques en France. « A l’âge de 4 ou 5 ans, je voulais faire de la danse. C’était mon premier acte de réflexe et à l’époque, je voulais faire de la danse toute ma vie. Mes parents m’ont inscrite à la danse. Ils ne m’ont jamais posé la question : qu’est-ce que tu vas faire dans la vie ?, parce que je le disais même avant qu’on ne me le demandait. Et ce n’était pas parce que je suis la fille de Gannoun. D’ailleurs, je n’étais pas consciente que c’était une barrière avant que les gens ne me l’aient fait sentir. Les gens croyaient que mes parents m’enseignaient le théâtre à la maison. Mais non, mon père était un super-papa. Nous avions une vraie vie. Il m’a poussée à aller en France et me disait : va ramener des choses que je ne saurais pas te donner et pour que tu aies ton propre bagage ».
Elle est partie étudier en France au début des années 2000. C’était la découverte du mime, de l’anatomie du mouvement, de la liberté du corps, de la médecine douce, du pilates qu’elle a introduit dans l’ARAF depuis 2005.
Le jeu, en tant que professionnelle, elle l’a aussi exercé très jeune pendant son adolescence. Elle avait des expériences en tant qu’amatrice à l’école et dans certaines expériences. Mais sa première expérience professionnelle était à la télé où elle a joué le premier rôle dans un feuilleton ramadanesque tunisien signé par Salma Baccar en 1998. « C’était une très belle expérience professionnelle. Après un certain parcours en tant que danseuse et comédienne à la télé, j’ai réussi à convaincre Ezzeddine Gannoun de me laisser faire un test pour pouvoir intégrer l’une de ses créations. J’avais fait un stage où personne ne savait que j’étais sa fille. A la fin, j’étais choisie avec Abdelmonem Chouayet pour participer au spectacle Nwassi qui était une co-production avec le festival Fawanees en Jordanie. Donc, la première mondiale de théâtre officielle et professionnelle de ma vie, c’était le 27 mars 2000, au théâtre royal d’Amman en Jordanie avec un grand public. C’était aussi ma dernière année au lycée. Avant de monter sur scène, j’ai eu le plus grand trac de toute ma vie où je me demandais : Qu’est-ce que je fais là ? Pourquoi je me torture à cet âge ? Pourquoi je commence aussi jeune ? Pourquoi je ne me laisse pas vivre avec mes amis qui étaient en terminale et qui passaient leur bac ? Pourquoi je ne passe pas mon bac tranquille ? Pourquoi je dois apprendre mes cours dans l’avion ? C’était une remise en question. Avant de monter sur scène, j’ai cru que j’avais tout oublié. Et que mon père allait me tuer. J’ai eu un trou de mémoire. J’allais m’évanouir. Et je ne savais pas comment s’est passé le spectacle. C’était tellement rapide. Et la première fois où j’ai vu les applaudissements du public, je me suis dit : Ah, c’est pourquoi on fait ce métier. J’ai compris la valeur d’être appréciée après avoir réussi une performance ».
Après 20 ans de travail, Cyrine Gannoun découvre aussi un autre métier qu’elle aime et qu’elle a réussi à lier au théâtre : le management. « J’ai fait des formations en management et politique culturels. La danse et le théâtre m’ont choisie dès le départ, mais le management est la casquette que j’ai choisie. J’aime concilier les deux », souligne-t-elle.
Après la révolution, elle a participé à de multiples projets culturels visant à mettre en place et améliorer les politiques culturelles en Tunisie. Elle a eu la chance de travailler avec différents ministres de Culture et d’assumer le rôle d’une conseillère au ministre Mourad Sakli (2014). « Il est très important qu’on fasse attention à nos acquis post-révolution et surtout la liberté d’expression. C’est intéressant ce qui se passe en Tunisie. Beaucoup de programmes ont créé de nouveaux opérateurs culturels pour les jeunes. Aujourd’hui, on compte par exemple 50 espaces culturels privés ».
En 2018, elle a reçu le prix de femme entrepreneuse de l’année de la revue Le Manager. Elle enseigne le management et en donne des conférences partout. « Cela me donne une grande liberté pour ne pas attendre un rôle ou la prochaine pièce de théâtre. Je fais de la mise en scène, c’est ma troisième casquette, mais j’aime prendre mon temps ».
Avec sa mise en scène du spectacle Le Radeau avec Majdi Abou Matar, elle a poursuivi une création théâtrale lancée par son père. La pièce a fait un grand boom lors de sa représentation au festival Les Journées Théâtrales de Carthage (JTC) et a été tournée pendant quatre ans. Dans Club de chant, la metteuse en scène défendait les femmes et dans Derrière le soleil, elle touche encore à la chorégraphie en montant un spectacle de danse-théâtre en solo pour Achraf Ben Haj Mbarek.
Avec sa gestion, le théâtre El-Hamra et le Centre arabo-africain de formation et recherches théâtrales ont connu un essor. « El-Hamra existait même avant Gannoun, mais comme une salle de cinéma. Puis il est devenu le grand théâtre El-Hamra avec Gannoun. Donc, il fallait d’abord préserver ce patrimoine (le lieu), préserver l’histoire de Gannoun et ajouter aussi ma propre méthodologie ».
Au Centre arabo-africain, elle a introduit le management, l’anatomie du mouvement et autres nouvelles formations. El-Hamra s’ouvre sur les créations d’autres metteurs en scène, alors qu’auparavant il ne produisait que les spectacles de Ezzeddine Gannoun, et invite des artistes à des résidences de créations internationales. « Les financements pour la culture sont de moins en moins importants. Aujourd’hui on doit choisir être financé par qui et travailler surtout avec qui, avec ce qui se passe aujourd’hui dans le monde et ce qui se passe à Gaza particulièrement. Le monde se divise et on doit choisir nos partenaires avec qui nous partageons les mêmes valeurs. Ce qui se passe est juste fou ... C’est un génocide. Donc, aujourd’hui, j’ai du mal à trouver les fonds assez honnêtes et humains pour qu’on puisse partager cette cause. On reste toujours un théâtre engagé et des artistes engagés. L’objectif ce n’est pas d’avoir de l’argent à n’importe quel prix. L’objectif, c’est d’avoir de l’argent pour défendre une cause noble, sinon on serait des artistes imposteurs », conclut-elle.
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