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L’Amour malgré la guerre

Allaa Ghanem , Mercredi, 29 mai 2024

Plusieurs poètes palestiniens et égyptiens ont participé à la soirée Ici Gaza, qui s’est récemment tenue à la librairie Diwan, à Héliopolis. Mohammed Fawzi Alqudwa et Mariam Al-Khatib en faisaient partie ; leurs vers sont dominés par la peur même en essayant d’y échapper.

L’Amour malgré la guerre
Mariam Al-Khatib, entourée de ses objets précieux : son oud, son cahier et des recueils de poèmes.

La dernière guerre de Gaza n’a cessé de faire couler du sang, mais aussi de l’encre. Des poètes, écrivains, artistes ont rapidement pris leurs outils pour dépeindre, inscrire et transmettre à leur manière le reflet de cette tragédie. C’est le cas de Mohammed Fawzi Alqudwa, jeune poète palestinien présent à la soirée Ici Gaza, organisée par la librairie Diwan, le 18 mai dernier, en collaboration avec l’ONG Action for Hope, basée au Liban. Du haut de ses 21 ans, le talentueux jeune homme a écrit de nombreux ouvrages et poèmes. En plus d’étudier l’ingénierie, il est membre de l’équipe palestinienne de karaté et membre du comité de rédaction de Yara’at, une ONG active dans le domaine de l’éducation. A l’occasion de la soirée, il a récité un poème en prose qui n’est qu’une lettre adressée à sa bien-aimée, toujours à Gaza.

La guerre a enclenché une effervescence de l’écriture et de la poésie, explique Alqudwa. « Lorsque le silence résonnait dans le monde, mes poèmes faisaient écho à la peur, ma langue et ma voix ne se sont plus jamais arrêtées », dit le jeune poète. Il indique que la peur est le sentiment dominant, la peur des bombes, missiles, de se voir mourir à petit feu et bien d’autres scénarios. Loin de sa bien-aimée, il se sent désorienté : « Je ne peux être en sécurité que là où le ciel s’illumine de la beauté de son visage ».

La guerre a transformé son amour et sa sécurité en néant, faisant place au manque et à la nostalgie. Le poème d’Alqudwa « A ma bien-aimée » a été écrit 20 jours après son arrivée en Egypte. Dans cet extrait, il exprime sa difficulté à supporter la distance et le temps qui passe : « L’absence me tranche chaque jour avec un couteau affilé ... Elle me morcelle petit à petit, sa lame dans mon cou et son manche autour du poignet du temps. J’ignorais qu’en écrivant Le Temps est mon dictateur préféré, il se réjouirait, et qu’il se plairait à me massacrer. Maintenant que je suis à l’extrême sud de la vallée, le risque de mourir d’un missile est moindre, contrairement à celui de mourir d’angoisse, qui augmente à chaque instant. Je me souviens de la première fois que j’ai traversé la vallée pour être dans tes bras, pour rassurer nos deux coeurs et pour décharger mes épaules des dépouilles de la maison ».

La maison de Mohammed a été détruite en novembre 2023 ; depuis, il ne trouvait le réconfort que dans les bras de sa dulcinée. Selon Alqudwa, le thème de la guerre s’impose au poète, « les mots de mes textes étaient réduits, condensés et ne ressemblaient plus à un roman, je devais les mettre dans le moule de la poésie ». Malgré la terreur de la guerre, il se refuse à dépeindre celle-ci dans ses poèmes. Ceux-ci constituent sa seule échappatoire, alors il préfère décrire son amour et les beaux paysages de sa ville natale, Gaza.

Le premier poème qu’il a écrit s’intitulait Mochtaq li Haïfa (nostalgique de Haïfa) et a connu un véritable succès. Il a été traduit et interprété lors du Festival international pour la Palestine par l’acteur américain Mahershala Ali, deux fois lauréat d’un Oscar.


Mohammed Alqudwa récitant l’un de ses poèmes.

Le luth, une victime parmi tant d’autres !

Le sentiment d’insécurité est commun à tous les Gazaouis. Le poème de Mariam Al-Khatib, La Dokhan fel Madina (pas de tabac dans la ville), récité pendant la soirée, dépeint longuement ce sentiment. Mariam, 20 ans, est étudiante en médecine dentaire. Depuis quelques mois, elle poursuit ses études en Egypte. La jeune femme écrit des poèmes et histoires depuis ses 9 ans. A tout juste 18 ans, elle s’oriente vers l’éducation, la transmission de sa passion pour la littérature sous toutes ses formes aux enfants de Gaza. Elle a enseigné dans les écoles pendant et après la guerre. Pour Mariam, la sécurité n’a plus de sens lorsqu’on est loin de sa famille. « Je me sentais en sécurité, entourée de ma famille même sous les bombes, mais la distance et le fait de savoir que leur vie est constamment en danger créent un véritable sentiment d’insécurité et d’angoisse », précise-t-elle.

Elle a écrit « Pas de tabac dans la ville » lorsqu’elle faisait son voyage pour l’Egypte après avoir écouté en boucle une chanson de Abdel-Halim Hafez, disant : « Fi Ezz Al-Aman, Daa Menni Al-Aman » (alors qu’on était en toute sécurité, j’ai perdu la sécurité). La poétesse dépeint la sécurité qu’incarne son père, fumeur privé de son tabac à cause du contexte de guerre ; il n’a d’autre occupation que de protéger sa famille. « Mon coeur tremble de mort, et mon père me dit que je ne mourrai pas. Il me cachera d’elle, m’enveloppera dans sa grande djellaba. Il changera ma voix pour que la mort ne me reconnaisse pas. Et me dit que la ville avait besoin de changer un peu, alors elle a été anéantie (…) Mon père avait loué le rêve … Il nous a dissimulés de la mort et de la guerre. Je ne parlerais pas de guerre, mais plutôt d’extermination. Il rengainait le vent dans ses reins pour qu’il ne me fasse pas de mal », écrit-elle.


Les femmes, y compris la poétesse, continuent à broder sous les bombes.

Mariam s’adonnait à sa passion de jouer au oud (luth oriental), alors que les bruits des missiles et avions retentissaient dans sa ville. La guerre l’a privée de son oud, tombé parmi les victimes. Aujourd’hui, elle ne peut plus en jouer, non pas qu’elle ne veuille pas, mais les scènes traumatisantes reviennent dans sa tête à chaque essai. La poétesse explique qu’en contexte de guerre, la poésie devient le reflet du chaos, de la mort, de la destruction et ce, malgré toutes les tentatives d’y échapper et d’écrire sur d’autres thèmes comme elle faisait jadis. « J’essaye de m’échapper du chaos actuel, mais je vois la mort et la destruction partout ». Et d’ajouter : « Même étant en sécurité en Egypte, l’image des bâtiments qui s’effondrent et des visages des enfants, crispés de peur, me hante ».

Mariam raconte qu’elle cherche à travers ses mots et textes à se vider de ces scènes lugubres, « sans l’écriture, je ne serais pas vivante (...) mon cahier et ma plume sont mes armes dont je ne me détache pas », dit-elle. Alors que les missiles frappaient les maisons près de chez elle, elle lisait les poèmes de Gibran Khalil Gibran et Nizar Qabbani, faisait du crochet. Elle explique que les gens à Gaza étaient contraints de brûler leurs livres pour se réchauffer, mais elle refusait d’en faire de même avec son cahier et le recueil de poèmes de Mahmoud Darwich, trop précieux à ses yeux. Pour le moment, la jeune femme ne relate que des histoires noires dans ses écrits. « Je me laisse emportée par l’écriture sur la guerre jusqu’à nouvel ordre », conclut-elle.

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