La récente vague de manifestations turques ressuscitent le souvenir de la fronde antigouvernementale de juin.
(Photo:Reuters)
Jamais le premier ministre turc — au pouvoir depuis 2002 — n’a été aussi fragilisé que ces derniers jours. Contraint de quitter ses fonctions en 2015, Recep Tayyip Erdogan ne doit pas espérer briguer la présidentielle de 2014. Les dernières évolutions qui secouent le pays politiquement et économiquement éloignent de plus en plus son rêve. Pire encore, Erdogan risque d’être accusé de corruption et de malversations.
En effet, rien ne va plus pour le premier ministre turc depuis une dizaine de jours. A tel point qu’Erdogan a été obligé de procéder à un vaste remaniement ministériel d’urgence après la démission de 3 de ses ministres — ceux de l’Intérieur, Muammer Güler, de l’Economie, Zafer Caglayan, et de l’Environnement, Erdogan Bayraktar — mis en cause dans un retentissant scandale de corruption qui éclabousse le Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdogan, en pleine campagne pour les élections municipales du 30 mars 2014. Au total, 10 ministres ont été remplacés à la faveur de ce renouvellement, dont ceux de la Famille, de la Justice et des Transports, tous les 3 candidats aux prochaines élections municipales.
Malgré ce vaste remaniement, le scandale de corruption ne semble pas retomber et pourrait même s’étendre à la famille du premier ministre qui a, lui-même, confié son inquiétude à son entourage : « La cible principale de cette opération, c’est moi ». Selon le journal turc Milliyet, le premier ministre a confié que les procureurs instruisant la vaste enquête sur les fraudes envisageaient de remonter jusqu’à ses propres fils, à la tête de grandes entreprises, et de là jusqu’à lui-même. Surtout après que son ministre de l’Environnement démissionnaire, furieux d’avoir été contraint de quitter ses fonctions, eut jeté un pavé dans la mare en affirmant avoir agi « en toute connaissance du premier ministre ». « De ce fait, je crois que le premier ministre devrait aussi démissionner », a-t-il lancé.
Ressuscitant le souvenir de la fronde antigouvernementale qui a fait vaciller le pouvoir islamo-conservateur en juin dernier, des manifestations beaucoup plus graves — notamment à Ankara, Istanbul et Izmir — exigent depuis la semaine dernière la démission d’Erdogan. Rassemblés vendredi à Istanbul sur la place Taksim — coeur de la fronde de juin — les manifestants scandaient : « La corruption est partout ! », « La résistance est partout ! », « Gouvernement, démission ! ». Des heurts ont éclaté entre les manifestants et la police qui a fait usage de gaz lacrymogènes pour disperser plusieurs milliers de personnes. Selon le barreau local, 70 personnes ont été interpellées vendredi par la police.
Selon les experts, cette politique du « bâton » ne va ni étouffer la voix de la rue, ni sauver un Erdogan, placé entre le marteau et l’enclume. « Erdogan fait face au plus grand défi de sa carrière. Si la crise continue, il perdra la présidentielle car la majorité des Turcs l’ont élu depuis 2002 trois fois de suite parce qu’il leur a garanti la stabilité politique et la croissance économique. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui », explique Mohamad Abdel-Qader, expert au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram. Selon certains sondages, la côte de popularité d’Erdogan est en baisse depuis 6 mois. Même les grandes réalisations économiques sur lesquelles il a tablé pour sa popularité depuis une décennie semblent menacées. Selon les économistes, la récente crise politique a vite accéléré l’affaiblissement des marchés turcs. La monnaie turque a plongé à son plus bas niveau historique, s’échangeant à 2,1492 livres pour un dollar, et la Bourse d’Istanbul a reculé toute la semaine. Outre la crise économique, 3 députés de l’AKP ont quitté cette semaine leur formation à cause du scandale. « Nous ne continuerons pas à marcher avec ceux qui nous ont trahis, nous les jetterons dehors », a défié le premier ministre.
Pire ennemi
Loin de calmer la tempête politique, le remaniement du gouvernement a été rapidement relégué au second plan par l’opposition, sur fond de guerre ouverte entre le pouvoir islamo-conservateur et la confrérie du prédicateur musulman Fetullah Gülen, ancien allié d’Erdogan devenu son pire ennemi. Exilé aux Etats-Unis, Gülen est à la tête d’une puissante confrérie influente dans la police et la magistrature turques. Selon les experts, cette guerre fratricide entre islamistes s’est envenimée après la décision très contestée, en novembre, du gouvernement de fermer certaines écoles privées, manne financière de la confrérie. Selon Abdel-Qader, cette fois Erdogan est contesté dans son propre camp, par son ex-allié, sur lequel il s’était appuyé pour renforcer son autorité face à l’influence politique de la puissante armée, gardienne des principes laïques. « Cette guerre fratricide pourrait modifier la donne politique nationale avant les municipales de mars et la présidentielle d’août. Elle va jouer en faveur des partis de l’opposition qui pourraient se renforcer si le courant islamo-conservateur chute », pronostique l’expert. Samedi, la presse de l’opposition a rendu le premier ministre responsable de la crise, alors que ce dernier reste inflexible, dénonçant la justice, ses rivaux et la rue de comploter contre lui.
Même s’il n’a pas nommé son adversaire, le premier ministre a pointé du doigt la responsabilité du mouvement Gülen. « Les récents développements sont une conséquence de l’affaire des écoles privées », a lancé Erdogan, qui a reproché aux procureurs en charge du dossier d’avoir « stigmatisé » sans preuve son gouvernement.
Face à ces évolutions, l’Union européenne — en premier l’Allemagne opposée à une adhésion d’Ankara au bloc européen — a maintenu la pression sur la Turquie, l’appelant à résoudre la crise de façon « transparente et impartiale ». Une intervention européenne qui pose la question suivante : ces graves secousses politiques et économiques qui ébranlent le pays depuis juin vont-elles faire avorter le rêve turc d’adhérer au club européen ?.
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