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Francesca Albanese : L’intention génocidaire est, d’habitude, ce qu’il y a de plus difficile à établir, mais pas dans le cas de ce génocide

Samar Al-Gamal , Mercredi, 08 mai 2024

Francesca Albanese, rapporteure spéciale sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés, explique la dimension génocidaire de la guerre israélienne contre Gaza. Entretien.

Francesca Albanese

Al-Ahram Hebdo : Quel constat faites-vous de la situation actuelle à Gaza, après sept mois de guerre incessante ?

Francesca Albanese : Les deux mots qui me viennent à la tête que c’est une catastrophe. C’est une évaluation que j’ai formulée dès le début. C’est une véritable catastrophe. Un autre mot qui me vient à l’esprit est que c’est aussi monstrueux. C’est monstrueux de faire subir à la population de Gaza, et aux Palestiniens en général, ce qui se passe en ce moment. Je constate un racisme épouvantable, c’est la même matrice de l’antisémitisme, de l’anti-arabisme, de l’anti-islamisme.

Mais cela a pris une dimension particulièrement alarmante pour les Palestiniens. Ces derniers représentent une menace au sionisme politique, qui vise à maintenir une majorité juive dans toute la Palestine historique, pas seulement en Israël. Et les Palestiniens, avec leur identité et leur message politique, ne veulent pas être soumis et donc représentent une menace au sionisme.

Le problème, c’est qu’Israël a du mal à se percevoir en tant qu’un Etat autre que sioniste fondé sur la suprématie des juifs. Ceci n’est en aucun cas acceptable, au moment où on parle d’avoir banni et prohibé le racisme.

— Vous étiez récemment en Egypte et en Jordanie où vous avez rencontré des Palestiniens. Qu’avez-vous observé ?

— Lors de mon dernier voyage, j’ai confirmé ce que l’on constate quotidiennement à Gaza et dans le reste des territoires occupés, parce que la situation en Cisjordanie et à Jérusalem n’est pas meilleure. La situation est peut-être mieux parce qu’il n’y a pas de génocide actif en cours, mais il y a une violence extrême contre les Palestiniens. Et aucun recours à une quelconque forme de protection.

A mes yeux, il n’en fait aucun doute qu’un génocide est en cours, et cela aurait pu être évité dès janvier. C’est d’ailleurs ce constat qui m’a profondément marquée pendant cette visite. Les massacres documentés, les témoignages des médecins et des survivants que j’ai rencontrés témoignent des opérations militaires menées par Israël après le 26 janvier, malgré la décision de la Cour internationale de justice en faveur de mesures pouvant changer le cours des événements à Gaza, mais qui n’ont pas été suivies d’effet.

Je vois une fracture grandissante parmi les Palestiniens, dans la région et au sein de la jeunesse mondiale, qui constatent l’impunité dont bénéficie Israël. Je pense que c’est un moment de rupture totale avec le passé. Vers où on se dirige ? C’est difficile à dire.

— Une rupture avec l’impunité d’Israël, comment ?

— Dans chaque université où je vais en Europe occidentale, que ce soit en personne ou en ligne, la jeune génération est tellement intéressée. Les sociétés occidentales ont accompli un travail incroyable en érigeant ce mur d’amnésie coloniale. Nous n’étudions pas l’histoire des autres peuples, car c’est l’histoire de nos péchés. Ce n’est pas parce que nous sommes seulement eurocentriques, c’est parce que nous ne voulons pas enseigner les injustices que nous avons infligées à d’autres peuples, le génocide que nous avons commis en tant que sociétés occidentales.

La nouvelle génération a un énorme potentiel pour changer tout cela. Je vois qu’une révolution est en train de se préparer. Elle est très horizontale et elle enveloppe le monde entier parce que c’est un monde entier qui demande justice. Et ce n’est pas seulement la justice en Palestine, c’est la justice climatique et autres. Tout le monde se sent concerné par ce mouvement, à l’exception bien sûr des décideurs politiques.

Les personnes ayant une conscience des droits de l’homme et de la justice se battent contre l’injustice. Contre cet apartheid mondial. J’ai entendu parler de l’apartheid mondial pour la première fois l’année dernière. Et plus j’avance, plus je vois les signes. Et c’est toujours un système basé sur la domination d’un groupe sur les autres, et avec les mêmes actes inhumains.

— Quel témoignage avez-vous recueilli de ces Palestiniens, Jordaniens et Egyptiens que vous avez rencontrés ?

— Les Palestiniens que j’ai croisés étaient soit des personnes ayant réussi à s’échapper de Gaza, soit des individus transférés pour des raisons médicales, ou encore des personnes déplacées de Cisjordanie et maintenant installées en Jordanie, où j’ai également rencontré des membres de la société civile palestinienne. Les médecins que j’ai rencontrés sont soit jordaniens, soit égyptiens qui soignent les Palestiniens arrivés en Egypte. Ce qui m’a particulièrement marquée, c’est la rencontre avec les médecins jordaniens, qui ont été profondément choqués par l’horreur qu’ils ont vue à Gaza, une réalité qu’ils n’avaient pas anticipée.

Les Palestiniens sont habitués, en quelque sorte, à ce genre de tragédie, et les Libanais ont eu leurs dégâts dans l’histoire, mais les Jordaniens sont habitués à une vie paisible, et l’horreur qu’ils ont vue est complètement traumatisante pour eux. Ils ne peuvent pas reprendre leur vie après avoir vécu ce qu’ils ont vécu à Gaza. Ils veulent continuer à se rendre à Gaza, et c’est un sentiment que tout le monde partage, même les Palestiniens qui sont sortis de Gaza ont un sentiment de culpabilité pour avoir réussi à s’échapper, tandis que des millions continuent de souffrir de la faim, de la soif, du manque de médicaments, du manque de logement, de la guerre tout simplement. Les Palestiniens sont brisés. Il y a ceux qui viennent du milieu des droits de l’homme, comme ceux qui travaillaient pour l’UNRWA par exemple et qui ont eu leur maison, leur bureau détruit. Ils ont le coeur brisé, mais ils ont un travail. Et il y a une autre partie des ressortissants de Gaza, des Palestiniens, qui ressemblent à des fantômes. C’est un état que je n’avais jamais vu jusqu’à présent.

Quand j’étais en Egypte, dans le Nord-Sinaï, à Arich, quand on terminait la journée et qu’on s’arrêtait pour manger quelque chose, il y avait souvent les bus de l’organisation qui amenaient les Palestiniens au Caire ou dans d’autres parties du pays. Et les bus s’arrêtaient pour les faire manger. Cela se reflétait sur les visages de ceux venant de Gaza. C’était très tendu, il y avait une énergie noire difficile à décrire. Ils avaient les yeux vides, ils avaient la mort sur leur dos, c’était un trait collectif. Cela m’a tellement perturbée.

— Dans votre rapport « Anatomie d’un génocide », vous avez conclu que les actions entreprises par Israël atteignent le seuil du génocide. Est-ce que vous pouvez élaborer sur les preuves spécifiques qui vous ont conduite à cette conclusion ?

— Au-delà des actes de violence, les massacres, et c’est un fait. Le fait d’infliger des blessures physiques et mentales, et c’est un fait que nous avons documenté aussi. Nous pouvons également constater la création de conditions de vie qui mèneraient à la destruction, à la famine, il n’y a plus de moyens de subsistance, les terres arables ont été détruites, la pêche a été détruite, et aucune aide n’arrive.

 Ce qui caractérise le crime de génocide, c’est l’intention. L’intention de détruire un peuple, un groupe protégé en tant que tel. L’intention, non pas uniquement de commettre ces crimes, mais l’intention de détruire à travers ces crimes le peuple ou une partie du peuple. C’est l’élément le plus fondamental dans le génocide. Normalement, ceci est le plus difficile à établir, parce qu’il est difficile d’acquérir les preuves. Mais dans le cas de ce génocide, ce n’est pas difficile du tout. Parce qu’en fait, les politiciens israéliens continuent à le dire, ils veulent le dépeuplement de Gaza, ils veulent tuer tous les membres du Hamas, mais ne se réfèrent pas aux combattants, ils se réfèrent au Hamas comme entité politique.

La fluidité de ce concept est cruciale pour comprendre la logique génocidaire. Parce qu’en fait, Israël a agi conformément à l’idée selon laquelle tous ceux qui ne sont pas visiblement contre le Hamas sont donc avec le Hamas, même les médecins, les ingénieurs, les services publics, la police, tout le peuple. Et non pas seulement les combattants.

C’est une attaque lancée et soutenue par une logique génocidaire. C’est une logique exterminatoire, annihilatrice. Elle est évidente dans les discours des politiciens israéliens et ceux des soldats. Ils disent qu’on doit tout « Amalek » (ndlr : nom d’un peuple cité dans l’Ancien Testament et ennemi du peuple juif), c’est une logique génocidaire. Amalek est la logique qui, en fait, s’est réverbérée et est reflétée de la conduite des actions militaires, la destruction de tout, la tuerie de tous, adultes et enfants. Sinon, comment on arrive à avoir au moins 14 000 enfants tués en 7 mois ! On estime encore que ce chiffre est inférieur à la réalité, parce que les hôpitaux n’ont plus la possibilité de répertorier efficacement les décès.

— Vous dites que le génocide est un processus et pas un acte …

— Absolument. Un génocide ne se déroule pas du jour au lendemain, il s’agit d’un processus complexe. Prenons l’exemple des crimes de guerre à Hiroshima et Nagasaki. Etait-ce un génocide ? Je ne pense pas, car il n’y avait pas d’intention délibérée de détruire le peuple japonais, mais plutôt de frapper le Japon en tant qu’entité nationale, de donner une leçon au Japon. C’était cet acte et c’est fini. Ce n’était pas une trajectoire de long terme, mais un acte développé dans la guerre.

En revanche, la logique qui a soutenu et qui a rendu possible cette attaque violente contre les Palestiniens à Gaza et en Cisjordanie est une déshumanisation systématique de ces populations, enracinée dans l’éducation israélienne et répandue dans une partie de la société. Sinon, comment expliquer que 80 % de la société israélienne aujourd’hui continuent à demander encore de violence contre Gaza !

Cette déshumanisation est alimentée par une perception des Palestiniens comme des ennemis jurés du peuple israélien ou du peuple juif. Pour eux, les Palestiniens sont des antisémites, des sauvages. Ils ne les regardent pas en tant qu’individus, avec des rêves, avec des vies, avec des talents.

— Est-ce la déshumanisation qui soutient ce processus éliminatoire, selon vous ?

— Oui, mais il y a également une dimension coloniale à prendre en compte. Assumons que oui, que le peuple juif et le peuple palestinien ont le même droit à être dans ce territoire. Et je ne pense pas que ce soit pareil parce que les Palestiniens vivent là, tandis que la plupart par exemple des colons qui se déplacent en Cisjordanie aujourd’hui viennent d’ailleurs. Ils se déplacent pour chasser les Palestiniens, c’est une logique coloniale. Chasser de la terre, prendre la terre et les ressources. Alors, il y a la déshumanisation et la logique coloniale, qu’Israël continue à imposer à travers son occupation militaire de 57 ans, qui privent les Palestiniens de tout droit, de leurs terres et de leurs ressources, les humilient et les emprisonnent. C’est la réalité, c’est un système d’apartheid, mais renforcé.

— Cette logique coloniale constitue-t-elle une preuve sur le plan juridique ?

— Absolument. La logique coloniale est éliminatoire en tant que telle. L’histoire du colonialisme du peuplement est caractérisée par la soumission des indigènes, des peuples autochtones et leur expulsion de leurs terres au profit de colons venus d’ailleurs. C’est dans la nature du colonialisme de peuplement en particulier. Prendre la terre, transférer une population qui vient de l’extérieur et chasser les autochtones. Cette logique devient systématique dans le temps. On l’a vu aux Etats-Unis, on l’a vu au Canada et en Australie. Est-ce qu’on peut dire que les peuples natifs n’ont pas été exterminés ? En tant que peuple, ils ont été ou presque exterminés, c’est-à-dire ils ont été réduits à des minorités psychologiquement et matériellement privées.

— Y a-t-il donc un caractère systématique, bien avant la guerre à Gaza, puisqu’il se produit comme vous le dites en Cisjordanie ?

— Absolument. Dans la littérature spécialisée sur le génocide, on évoque souvent le concept de progression vers la violence physique et la tuerie, un processus que l’on observe effectivement de manière progressive. Cette progression est un outil du colonialisme, une idéologie qui a été malheureusement mise en pratique dans de nombreux contextes historiques. Bien sûr il y avait déjà une ségrégation à Gaza, caractérisée par des restrictions de déplacement et une extrême pauvreté dans beaucoup d’endroits. Il y a aussi — et ce n’est pas mon cas — ceux qui ont parlé de « génocide progressif », comme l’ancien procureur de la Cour Pénale Internationale (CPI), Luis Moreno Ocampo, qui a souligné que le blocus imposé aurait pu entraîner la destruction du peuple palestinien. C’est-à-dire qu’on y arrive petit à petit. Mais clairement, il y a eu une accélération qui a été produite par la menace posée le 7 octobre.

— Cependant, les partisans d’Israël en Occident disent que le terme génocide est un terme trop fort. Comment répondez-vous à ces critiques ?

— Oui, il y a une résistance psychologique à associer des crimes à Israël en tant qu’auteur. Certains soutiennent que cela semble paradoxal d’accuser un peuple qui a lui-même été victime d’un génocide. Ça veut dire que quelqu’un dont la lignée familiale a été victime d’un crime ne peut pas lui-même commettre de crimes. C’est illogique. Deuxièmement, ce qui constitue un génocide est défini par la loi et pas par les opinions personnelles ou par les expériences personnelles, aussi douloureuses qu’elles soient. C’est une barrière mentale. En plus, en Occident, j’ai entendu avec une telle facilité parler de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide en Ukraine. Mais lorsque cela concerne Israël et les Palestiniens, il y a un parti pris envers Israël et du racisme envers les Palestiniens, qui ne sont reconnus ni dans leur dignité, ni dans leur droit.

Le mot est trop lourd, parce qu’il y a des considérations émotionnelles, psychologiques, politiques, et les Palestiniens, vus d’Occident, n’ont pas droit à la justice, alors qu’on doit plutôt commencer par un examen honnête de ce qui se passe sur le terrain.

— Dans votre rapport et bien avant, vous appelez à des mesures de protection pour les Palestiniens. A quoi pensez-vous ?

— C’est un moment très délicat, parce que même invoquer l’application du droit international sans bien connaître le contexte et les risques associés pourrait être dangereux. Par exemple, j’entends certains, dont des experts, s’indigner que l’Egypte bloque l’exode des Palestiniens. Mais devrons-nous déployer autant d’efforts pour convaincre l’Egypte de répondre aux conséquences d’une catastrophe humanitaire ? Ou, au contraire, se concentrer sur la prévention de l’exode en premier lieu, notamment parce que les Palestiniens ont peur d’être forcés à se déplacer et de se retrouver de nouveau dans des camps de réfugiés ? Mais tout le monde est en train de concevoir ce cycle au lieu de chercher à arrêter le génocide aujourd’hui. Il est impératif de mettre fin aux opérations militaires israéliennes dès maintenant.

Les Israéliens ne peuvent pas continuer à régner dans l’impunité absolue. Et en termes de protection physique des Palestiniens, des équipes internationales ou régionales pourraient être déployées pour intercéder entre les Palestiniens et les colons israéliens, mais cela nécessiterait un mandat clair et le soutien des Nations-Unies, ce qui n’est malheureusement pas toujours réalisable.

Alors, d’autres mesures de pression doivent être exercées, soit des sanctions économiques, politiques et diplomatiques. Et c’est quelque chose que tous les Etats doivent faire.

On se cache derrière la realpolitik depuis des années, et à quoi cela nous a-t-il conduits ? Les pays de la région doivent réaliser que cette situation ne va pas rester dans la périphérie et que beaucoup de gens dans la région arabe se reconnaissent dans ce que les Palestiniens sont en train de vivre. Il faut participer à la reconstruction d’un processus juste, et je ne vois aucune raison pour que les pays arabes ne suspendent pas les relations diplomatiques et économiques avec Israël. Je comprends tout à fait les vulnérabilités, mais elles peuvent contrebalancer l’influence de l’Occident. C’est le message que j’ai transmis à la Ligue arabe lors de ma visite au Caire, car je crois que le fait d’utiliser leur poids et leur influence est la seule façon de détonner face à cette forme d’impunité et d’hégémonie d’Israël.

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