La galerie Safarkhan a choisi de célébrer le centenaire de l’artiste-peintre Inji Efflatoun (avril 1924-1989), en exposant 70 oeuvres faisant partie de la collection privée de la galerie. Il s’agit d’une partie de son legs, que son neveu l’ingénieur Hassan Galaleddine a confiée à la propriétaire de Safarkhan, Chirouette El-Chafeï, en 2011, après l’avoir récupérée du ministère égyptien de la Culture. « A la mémoire d’Inji est une exposition muséale et documentaire dans laquelle les toiles sont agencées suivant l’ordre chronologique de leur création. Inji Efflatoun voulait que ses oeuvres soient rassemblées dans un musée auquel le public ordinaire a accès. Mais ceci est resté un voeu. En organisant des expositions annuelles, Safarkhan s’engage à rappeler sans cesse l’héritage d’Efflatoun », affirme Adam Skaria, directeur de la galerie et commissaire de l’exposition, regroupant des peintures à l’huile, des aquarelles, des gouaches, des esquisses à l’encre et d’autres au fusain.
La galerie expose aussi quelques objets personnels de l’artiste : des pinceaux, un chapeau de paille, un yachmak bédouin (voile laissant découvrir le haut du visage), des manuscrits et d’autres documents imprimés … « L’ensemble témoigne de la vie sociopolitique de l’Egypte des années 1940 jusqu’en 1980 », précise Skaria. Et d’ajouter : « Nous ne disposons que de deux poteries d’elle, une poupée populaire et une cruche paysanne ».
Pour préparer cette exposition, le commissaire s’est basé sur des articles de presse, les notes figurant sur le carnet d’Inji Efflatoun, ainsi que ses mémoires édités par son ami Saïd Al-Khayyal et publiés en arabe aux éditions Al-Saqafa Al-Guédida, en 2014. Sur le site de la galerie est diffusée une vidéo relatant le parcours artistique et politique de la plasticienne engagée.
Sur les murs de la galerie sont également montrées des photos en noir et blanc, prises dans son atelier à Zamalek ou dans la résidence secondaire de la famille à Kafr Chokr, Inji étant issue d’un milieu aristocratique, dont une grande photo de son enfance. On découvre aussi des photos d’elle captées au collège du Sacré-Coeur, avec sa soeur Boulie (diminutif de Gulpérie), dans le jardin de leur grande demeure familiale à Choubra, d’autres avec des amies du lycée français du Caire, où elle a été initiée au marxisme, des photos de mariage, un autoportrait datant de 1958, « sans fards et au regard pénétrant et compatissant », comme l’avait décrite l’auteure américaine Betty LaDuke, dans son livre La Peintre égyptienne Inji Efflatoun : La fusion de l’art, du féminisme et de la politique (1989).
On voit aussi des photos d’elle avec son mentor Kamel El-Telmessany, l’un des représentants du surréalisme égyptien, qui l’introduit en 1942 aux membres du mouvement avant-gardiste Art et Liberté.
Les toiles d’Efflatoun prennent parfois la forme de contes mythiques, dépeignant à la fois ses rêves et ses cauchemars. Le commissaire a choisi de centrer surtout l’exposition sur la série de peintures réalisées dans la ferme de Kafr Chokr, dans le Delta égyptien, usant du pointillisme aux lignes entrecoupées et dépeignant avec joie la campagne et le quotidien des villageoises. « En dépit de ses origines aristocratiques, Efflatoun a volontairement choisi d’abandonner la vie de luxe et de se rapprocher des petites gens », précise Skaria, montrant des esquisses à l’encre sur papier, telles Champs de maïs, Filles de la campagne, Porteuses de jarre, Maisons nubiennes, Cueillette des oranges …
A côté de cette série est accroché un portrait d’Angela Davis, une militante communiste et féministe afro-américaine, qui est venue en Egypte rendre visite à Efflatoun en 1973.
Photos en noir et blanc de l’artiste.
Du surréalisme au réalisme social
Les tableaux d’Efflatoun, qui datent de la seconde moitié des années 1950, portent essentiellement sur le thème de la domination homme/femme et de la lutte des Egyptiens contre la colonisation britannique. Ils sont influencés par sa rencontre avec le muraliste mexicain David Alfaro Siqueiros. L’une des peintures en question met en relief le regard triste et accablé d’une villageoise portant un rameau d’olivier, symbole de la paix.
L’artiste revient sur plusieurs épisodes violents de l’occupation britannique. C’est le cas de sa série d’encre sur papier Le Massacre de Dinshaway, datant de 1950. Il s’agit de paysans et de paysannes égyptiens sans terre, aux traits déformés et aux tonalités plus sombres. Un texte affiché sur le mur révèle : « Les activités politiques qu’Inji Efflatoun a menées clandestinement en ce temps ont conduit à sa détention en 1959 par les forces de Nasser. Et ce, lors d’une vague d’arrestations visant les communistes ». Efflatoun fut emprisonnée pendant plus de quatre ans.
Peindre derrière les barreaux
L’une des périodes exceptionnelles, la plus recherchée par les collectionneurs d’art, est celle des années de prison, entre 1959 et 1963. Le cadre verdoyant et pittoresque d’Al-Qanater Al-Khaïriya, où se trouve la grande prison, a inspiré à Efflatoun plusieurs oeuvres. « Elle a pu obtenir l’autorisation d’y faire entrer son matériel et a peint le monde féminin de la prison : voleuses, prostituées, trafiquantes, gardiennes, etc. », explique Skaria. Sont exposés alors des portraits de détenues, des scènes répétitives où les corps des femmes s’entassaient, se mouvaient en masse … La répétition évoque l’insolence du quotidien dans ces cellules étroites. C’est le cas de sa peinture Les Femmes accroupies, où l’on voit les prisonnières en rang, attendant devant la porte à l’heure de la promenade quotidienne. Voici aussi des paysages, des arbres touffus et des massifs fleurs, en pointillisme vif et coloré, avec du jaune orangé et du rouge.
Bien après sa libération, Efflatoun souligne dans ses mémoires, selon le texte affiché sur un mur de la galerie : « L’expérience de la prison m’a révélé l’importance de la nature … Elle devint à mes yeux un symbole de liberté ».
Arbre qui étend ses branches.
Lumière blanche
Adam Skaria nous emmène vers le deuxième étage de Safarkhan, où sont regroupées les peintures des séjours d’Efflatoun, entre 1967 et 1979. A Assouan, Inji peint le Haut-Barrage et ses ouvriers. « Son intérêt pour la classe ouvrière continue de se manifester à travers de nombreux paysages campagnards et des scènes de la vie rurale », poursuit Skaria. Les voyages d’Efflatoun au Sinaï et à Akhmim dépeignent les bédouines en pointillisme coloré. « Depuis sa libération en 1963 jusqu’à son décès en 1989, le style d’Efflatoun devient plus léger et plus joyeux, plus vif et plus coloré », dit-il. Viennent après ses séjours en Bosnie, en Suisse et en Normandie. « En Egypte ou à l’étranger, peindre la campagne c’est ce qui enchantait Inji », précise le curateur.
Efflatoun aboutit enfin à une série de peintures épurées, intitulée Lumière blanche, laissant paraître des rayures blanches sur la toile. Elle confirme dans un texte lié à cette série : « Depuis 1974, j’ai pris le courage à deux mains pour me lancer dans une nouvelle aventure, surtout lorsque je suis allée dans le village de Garagos, près de Louqsor. J’ai trouvé le paysage rempli de palmiers très inspirant. J’avais l’habitude de laisser un peu de blanc entre les coups de pinceau pour la vibration. Petit à petit, j’ai découvert que si je laisse plus de blanc, ça aide … ». Cela permet aux toiles de respirer.
Jusqu’au 21 mai, à la galerie Safarkhan. 6, rue Brésil, Zamalek. De 11h à 20h (sauf le dimanche. Les vendredis de 13h à 20h).
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