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Amr Moussa : L’Histoire n’a pas dit son dernier mot. La cause palestinienne ne tombera pas dans l’oubli

Amira Doss , Mercredi, 17 avril 2024

Amr Moussa, ancien ministre des Affaires étrangères et ancien secrétaire général de la Ligue arabe, homme politique et diplomate de renom, revient sur la guerre à Gaza, le rôle de l’Egypte pour y mettre fin et les possibles issues de la crise. Entretien.

Amr Moussa
(Photo : Mohamad Maher)

Al-Ahram Hebdo : Comment voyez-vous la scène politique internationale aujourd’hui et l’équilibre des forces ?

Amr Moussa : Pour décrire la scène politique internationale aujourd’hui, il faut tout d’abord comprendre les éléments interconnectés qui la constituent. Aujourd’hui, certaines questions ont émergé et forment un nouvel agenda mondial. Il y a un élément important qui caractérise la scène politique internationale en ce moment, c’est cette concurrence sans précédent sur le statut de superpuissance mondiale. Les Etats-Unis ont tout fait pour préserver ce statut, mais il y a aussi la Chine, un concurrent très puissant qui vient ébranler le pouvoir des Etats-Unis, puis il y a les pays qui tentent de sauvegarder leur place importante sur la scène mondiale tels que la Russie et les pays qui possèdent le droit de veto comme la Grande-Bretagne et la France. Le Sud Global désigne cet ensemble hétérogène de pays non alignés, les pays autrefois dits du tiers-monde. La notion englobe les Etats du Sud, principales victimes des effets néfastes de la mondialisation, qui refusent de s’aligner sur l’une ou l’autre des puissances du Nord Global, c’est-à-dire l’Occident. Parmi les forces qui forment ce Sud Global, il y a le BRICS, les pays émergents, les nouvelles alliances entre Etats, surtout en Asie. Toutes ces puissances ont évidemment leur mot à dire dans les conflits en cours dans le monde, notamment la guerre en Ukraine, la situation alarmante et l’embrasement en Afrique et, avant tout, la cause palestinienne qui revient de nouveau à la une de l’actualité au Moyen-Orient.

— D’après votre description de la scène politique internationale, on constate que l’instabilité est un facteur prédominant. Pensez-vous qu’une réforme des organisations internationales qui gèrent les conflits soit nécessaire ?

— Malgré les déficiences apparentes, nous ne pouvons pas nier que les Nations-Unies ont réussi à gérer le monde puisque cette organisation a joué un rôle majeur, celui de formuler les accords et les conventions liées au droit international et au développement. Et à l’encontre des avis avancés par de nombreux analystes, cette instance a mis en place un système : ses agences, ses programmes et ses fonds ont accompli des exploits indéniables. La FAO, l’OMS, l’ILO, l’UNICEF, le Programme alimentaire mondial, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international sont, à mon avis, des histoires à succès. Ils peuvent avoir besoin d’une nouvelle énergie, d’un nouveau souffle. Ce qui a vraiment échoué, c’est le Conseil de sécurité, et dans une grande mesure l’Assemblée générale. En effet, le droit de veto et les intérêts des grandes puissances ont limité le rôle du Conseil de sécurité. Il existe un conflit d’intérêt évident et les résolutions qui doivent être prises sont freinées à la dernière minute à cause du droit de veto, et donc c’est un cercle vicieux permanent. L’incapacité de ce Conseil à imposer un cessez-le-feu à Gaza est la preuve de cet échec. A qui doit-on exiger des comptes face à cette impuissance inexplicable ? C’est un dilemme qui ne semble pas avoir d’issue imminente.

— Israël fait tout pour déporter les Palestiniens vers les pays voisins, dont l’Egypte. Qu’en pensez-vous ?

— La cause palestinienne fait indiscutablement partie intégrante de la politique de l’Egypte. Tout d’abord, la Palestine est un voisin direct et tout proche géographiquement. La cause palestinienne, depuis ses débuts, est une question primordiale pour l’Egypte. Nous la soutenons depuis les années 1920. L’Egypte est non seulement liée à cette cause, mais y est aussi engagée. C’est une question stratégique pour l’Egypte et pour son rôle et son poids dans la région. L’Egypte est consciente de ce fait et fait tout pour parvenir à un règlement juste de cette question, un règlement qui permet d’inaugurer une nouvelle phase de stabilité dans la région. Après le 7 octobre, nous avons une nouvelle situation. La cause palestinienne est de nouveau au Centre de l’attention.

Au cours des dernières années, Israël et certains pays occidentaux ont tout fait pour réduire cette question à une normalisation gratuite avec Israël, impliquant l’oubli de la vraie cause et sa marginalisation. Les discours avancés portaient plus sur les intérêts communs aux dépens des droits du peuple palestinien. C’est une manoeuvre idéologique qui avait pour objectif de détourner l’attention loin de la véritable cause. A l’aube du 7 octobre et en moins d’une demi-heure, toutes ces hypothèses et ces allégations sont tombées. Et la cause palestinienne est à nouveau de retour au centre de l’attention. On se pose à nouveau des questions sur la légitimité de cette occupation militaire, sur ce qu’Israël considère comme une « défense légitime ». L’Egypte a, à plusieurs reprises, rejeté la déportation du peuple palestinien recherchée par Israël. Nous sommes bien conscients que c’est un moyen de liquider la cause palestinienne et de faire oublier l’occupation, d’imposer la normalisation avec Israël et d’effacer tout ce qui reste de la cause palestinienne, que ce soit le peuple, la terre ou même les pierres devenues des ruines. Malgré les pressions intenses, l’histoire retiendra que l’Egypte a été le premier pays à soutenir et défendre le droit du peuple palestinien à l’autodétermination et à une patrie.

N’oublions pas non plus le rôle politique de l’Egypte en tant que médiateur. Le Caire joue également un rôle humanitaire en acheminant les aides et en accueillant les blessés dans les hôpitaux égyptiens pour leur offrir le traitement nécessaire.

— Des médiations sont menées par certains pays, dont l’Egypte, afin de mettre un terme à la guerre à Gaza. Quels sont, selon vous, les scénarios probables ?

— Il faut d’abord clarifier que le conflit actuel est de nouveau devenu une question de préoccupation mondiale. L’Egypte n’est pas le seul pays concerné ; il y a une nouvelle situation. Cette dernière semaine, à elle seule, a témoigné de 4 initiatives proposées par l’Union européenne, la Grande-Bretagne, la France et les Etats-Unis. Les quatre initiatives mettent l’accent sur la nécessité d’un Etat palestinien. Ce qui est nouveau, c’est que ce slogan n’est plus prononcé du bout des lèvres. Cette expression répétée à tort et à travers servait de calmant pour apaiser la conscience des chefs d’Etat. Aujourd’hui, on est passé à une réalité différente que personne ne peut plus nier, celle de la nécessité de reconnaître un Etat palestinien indépendant. Les déclarations du ministre britannique des Affaires étrangères, David Cameron, celles du chef de la diplomatie de l’Union européenne, Josep Borrell, et dernièrement les déclarations du président américain, Joe Biden, ont toutes adopté un ton nouveau. Je fais une analyse réaliste des données. Nous devons apprendre la leçon de l’Histoire. Nous avons tous commis de grosses erreurs lors des négociations précédentes sur la cause palestinienne, dans les années 1990. Les accords d’Oslo, signés en 1993 et marquant le début des négociations, prévoyaient 3 phases. Nous nous sommes hâtés à prendre des mesures pour calmer la situation et nous avons naïvement cru que les négociations sur l’Etat palestinien peuvent être reportées. Cette phase appelée statut final n’était que pure illusion, nous avons été désorientés. C’est même de la trahison. Car, cette phase n’a jamais eu lieu. Tout a été fait pour qu’on n’aboutisse jamais à cette phase. Aujourd’hui, on retourne à la case départ.

Autre dilemme : comment entamer des négociations avec les membres du gouvernement israélien au pouvoir actuellement et qui ne possèdent ni la fiabilité ni la crédibilité pour entamer une telle mission ? Par ailleurs, il existe une faiblesse indéniable chez le négociateur palestinien. Qui peut donc représenter les deux côtés dans d’éventuelles négociations ?

— Quels sont, selon vous, les points forts que l’Egypte peut utiliser pour faire pression dans ce dossier ?

— L’Egypte est un pays très influent dans la région ; elle représente le coeur et le centre du monde arabe. Elle a une population jeune assez importante et qui a son mot à dire au Moyen-Orient. Le poids et l’histoire de l’Egypte, et son engagement envers la cause palestinienne, sont des faits indéniables. Il est impossible d’arriver à un consensus dans le monde arabe en l’absence de l’Egypte. La politique d’anarchie créative avancée par les Néoconservateurs en 2011 avait pour cible le monde arabe, notamment les républiques de cette région. L’objectif de cette politique était de substituer les régimes au pouvoir à cette époque par d’autres représentant ce qu’ils appellent l’islam modéré représenté par les Frères musulmans. Certains pays de la région adoptaient cette idéologie, tels que la Turquie. Cette « anarchie créative » était censée créer un nouveau Moyen-Orient. L’idée était sur le point de réussir. Sans la position ferme de l’Egypte et du président Abdel Fattah Al-Sissi, ce plan aurait pu aboutir. Seule l’Egypte peut faire échouer un plan mondial envisagé par les grandes puissances. Et si, aujourd’hui, d’autres doctrines réapparaissent, menaçant la stabilité de la région, ce sera de nouveau l’Egypte qui les freinera. Ainsi, l’Egypte est le protecteur de cette région contre toute menace.

— Comment est-il possible de mettre à profit la mobilisation internationale actuelle pour aboutir à un accord ou relancer les négociations ?

— A mon avis, la cause palestinienne doit être gérée en se référant à l’initiative de paix arabe lancée en 2002 à Beyrouth et qui a adopté la paix globale comme choix stratégique et a réclamé à Israël de se retirer totalement des territoires arabes qu’il occupe. L’Histoire ne pardonnera pas une telle concession. Notre sol est intouchable. Toute concession ayant attrait à nos droits ou à notre souveraineté ne peut faire l’objet de discussions. Aujourd’hui, les pays occidentaux ont été obligés de revoir leurs calculs. Les chefs d’Etat de ces pays font face à une opposition importante de leurs populations. Les Arabes aux Etats-Unis menacent de jouer la carte électorale à la prochaine présidentielle si Biden continue à adopter la même politique. Les jeunes juifs sont aux premiers rangs des manifestations devant la Maison Blanche. La prochaine élection présidentielle américaine aura un grand impact sur les développements de la cause palestinienne. Aujourd’hui, il faut déployer des efforts et profiter de cette mobilisation internationale afin de parvenir à une formule garantissant la création d’un Etat palestinien viable. Seule l’Histoire pourra écrire le dernier mot ; même si ce n’est pas aujourd’hui, cela arrivera certainement. Je souhaite qu’on puisse arriver à un accord-cadre, définir les fondements de cet Etat et prendre toutes les mesures nécessaires avant l’élection américaine en novembre. Sinon, un autre 7 octobre est inévitable.

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