L’heure devrait plutôt être à l’introspection et au recueillement. Et pourtant, trente ans après le génocide, au Rwanda, la page n’est pas encore totalement tournée. Certes, le Rwanda a pu, depuis, réaliser une véritable prouesse économique (voir encadré), mais les contrecoups du génocide sont toujours là, avec en premier lieu la question de la responsabilité des uns et des autres dans ce terrible événement de l’Histoire moderne. « C’est la communauté internationale qui nous a tous laissé tomber, que ce soit par mépris ou par lâcheté », a déclaré le président rwandais Paul Kagame, qui dirige le pays depuis la fin du génocide, lors d’un discours donné le 7 avril, date anniversaire marquant le début des commémorations qui vont durer 100 jours. Aujourd’hui encore, alors que des charniers continuent d’être découverts, un travail de réconciliation est toujours mené.
C’est entre le 7 avril et début juillet 1994, en seulement 100 jours, que plus de 800 000 personnes, majoritairement des Tutsis, ethnie minoritaire, ont été massacrées au Rwanda par des mouvements hutus. Tout a commencé au lendemain de la mort, dans un attentat, du président hutu Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994, alors qu’une frénésie de haine alimentée par une virulente propagande anti-Tutsi gagnait le pays. Les Tutsis, accusés d’avoir abattu l’avion présidentiel, ont ensuite été pris pour cible par les extrémistes hutus. Le carnage prend fin lorsque la rébellion tutsie du Front Patriotique Rwandais (FPR) s’empare de Kigali le 4 juillet, déclenchant un exode de centaines de milliers de Hutus vers le Zaïre voisin, aujourd’hui République démocratique du Congo.
Outre le travail de mémoire, la question du génocide continue d’être au centre des relations étrangères du Rwanda. D’abord avec Paris, mais aussi avec Washington. Kagame a longtemps accusé la France de complicité avec les génocidaires, ce qui avait donné lieu à des décennies de tensions. Malgré le rapprochement permis par la reconnaissance par Paris de « responsabilités lourdes et accablantes », la France n’a pas présenté d’excuses, tout en disant espérer le pardon des rescapés.
Côté américain, un récent tweet du secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, où il n’a pas cité les Tutsis comme seule ethnie ciblée, a offusqué Kigali, qui n’a pas tardé à réagir en lui reprochant d’avoir omis de préciser que le génocide visait essentiellement les Tutsis.
Dangereuses tensions régionales
Mais les séquelles les plus graves sont celles qui persistent dans la région. Bien que Kagame soit un allié des Etats-Unis et ait des relations amicales avec de nombreux dirigeants occidentaux, il subit une pression croissante sur l’implication militaire du Rwanda dans l’est du Congo, où les tensions ont récemment éclaté alors que les dirigeants des deux pays s’accusent mutuellement de soutenir des groupes armés. En février, les Etats-Unis ont exhorté le Rwanda à retirer ses troupes et ses systèmes de missiles de l’est de la RDC, décrivant pour la première fois le M23 comme un groupe rebelle soutenu par le Rwanda. Kigali a toujours nié soutenir le M23, mais cette semaine, Paul Kagame a franchi un pas en déclarant que le M23 se bat pour les droits des Tutsis congolais, dont au moins 100 000 cherchent maintenant refuge au Rwanda après avoir fui les attaques dans l’est du Congo. Les autorités rwandaises disent vouloir dissuader les rebelles, y compris les extrémistes hutus responsables du génocide, qui ont fui vers l’est du Congo. Kigali affirme également que les Forces Démocratiques pour la Libération du Rwanda (FDLR), un groupe rebelle rwandais qui comprend des combattants ayant participé au génocide de 1994, ont été pleinement intégrées dans l’armée congolaise. Dans le même temps, le gouvernement congolais ne cache pas la campagne qu’il mène contre le Rwanda. En décembre, alors qu’il faisait campagne pour sa réélection, le président de la RDC, Félix Tshisekedi, a comparé son homologue rwandais à Adolf Hitler et l’a accusé de visées expansionnistes.
D’où l’appel lancé en février dernier par Washington aux « acteurs régionaux », de reprendre les pourparlers, un appel à l’occasion d’une réunion d’urgence du Conseil de sécurité de l’ONU, alors que s’aggravait la violence dans l’est de la RDC. « Ces efforts diplomatiques régionaux, et non un conflit militaire, sont la seule voie vers une solution négociée et une paix durable », avait alors prévenu l’ambassadeur adjoint des Etats-Unis à l’ONU, Robert Wood.
Les tensions régionales touchent aussi les relations entre le Rwanda et le Burundi. Ce dernier se pose en soutien de la RDC et son président, Evariste Ndayishimiye, et il a lui aussi ouvertement accusé le Rwanda de soutenir les rebelles du M23. Le Burundi, qui a fermé, en janvier dernier, ses frontières avec le Rwanda, avait signé avec la RDC en août 2023 un protocole d’accord en matière de défense et de sécurité. Sur le terrain, des unités de l’armée burundaise soutiendraient les soldats congolais qui font face au M23 …
Dans ce contexte, le Rwanda se sent isolé, voire vulnérable, entouré de voisins hostiles. Et c’est ce qui l’a poussé à réagir. Le président rwandais a, en substance, invoqué le droit et la nécessité de se défendre. Après 1994, « les forces génocidaires ont fui vers la RDC, avec l’aide extérieure. Elles ont conduit des centaines d’attaques pendant cinq ans. Les survivants sont toujours dans l’est du Congo (…). Leurs objectifs n’ont pas changé et la seule raison pour laquelle leur groupe, connu sous le nom de FDLR, n’a pas été démantelé, c’est parce qu’il sert des intérêts secrets », a récemment affirmé Kagame, ajoutant que « le Rwanda prend toutes ses responsabilités pour sa propre sécurité ».
La tension est donc à son comble. « On assiste à une indifférence semblable à celle qui prévalait entre 1990 et 1994. Cherche-t-on un autre million de morts ? », avait mis en garde, avant lui, Jean-Damascène Bizimana, ministre de l’Unité nationale et de l’Engagement civique, alors que l’ambassadeur du Rwanda à l’ONU, Ernest Rwamucyo, mettant en garde contre un nouveau génocide, a lancé, lors de la réunion du Conseil de sécurité de février dernier : « Nous sommes au bord d’une catastrophe très grave dans la région ».
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