Dans une scène qui nous a rappelé les plus sombres épisodes de la période de transition, des accrochages violents ont éclaté vendredi 12 octobre à la place Tahrir entre, d’un côté, des centaines de membres des forces libérales et révolutionnaires et, de l’autre, des Frères musulmans et des partisans du président islamiste Mohamad Morsi.
Le risque d’un tel affrontement était prévisible depuis que la confrérie a décidé, mercredi dernier, d’organiser à la place Tahrir une manifestation pour protester contre l’acquittement de 24 responsables du régime de Moubarak, accusés d’avoir tué et blessé des manifestants pacifiques lors de la fameuse bataille dite du « Chameau », le 2 février 2011.
Les forces libérales avaient auparavant prévu de manifester le même jour et à la même place contre les promesses « non tenues » de Morsi pendant ses premiers cent jours au pouvoir, qui viennent de s’achever. Ils entendaient également protester, entre autres, contre le manque de progrès en matière de justice sociale et, surtout contre la composition, dominée par les islamistes, et le travail jusque-là accompli par l’assemblée constituante chargée de rédiger une nouvelle Constitution reflétant les idéaux de la révolution du 25 janvier.
La décision des Frères musulmans de tenir leur manifestation le même jour et au même endroit de celle prévue par les forces libérales était à l’évidence destinée à éclipser, à porter ombrage et à contenir les protestations des libéraux contre le président et la confrérie en général. Mais le mal causé était plus nuisible aux Frères musulmans, qui ont donné, ou confirmé, l’image de ceux qui n’acceptent pas, ou supportent mal, l’opposition. Finalement, ce fâcheux épisode ne pouvait qu’assombrir le climat déjà tendu entre islamistes et libéraux sur la rédaction de la Constitution, une tâche majeure de la période de transition.
Après plus de 50 sessions de travail, l’assemblée constituante a présenté, mercredi 10 octobre, un avant-projet de la Constitution.
Dans cette ébauche, des avancées ont été faites, mais plusieurs zones d’ombre subsistent et du progrès reste à faire. A l’actif du projet, sur le rapport entre l’Etat et la religion, on note le maintien en l’état de l’article 2 de la Constitution de 1971, stipulant que « les principes de la charia sont la source principale de la législation », contrairement aux souhaits des salafistes ultraconservateurs qui voulaient remplacer « principes » par le terme plus contraignant de « règles ». Des doutes demeurent toutefois sur le rôle qui serait assigné à l’institution d’Al-Azhar, la plus haute autorité sunnite, pour juger de la conformité des lois à la charia islamique.
Alors que les salafistes voulaient donner à Al-Azhar l’ultime droit de juger de cette conformité, les libéraux rejetaient catégoriquement un tel droit à une institution religieuse de peur de reproduire le modèle iranien, où les religieux ont la haute main sur la politique. Une possible solution de compromis serait d’accorder à Al-Azhar un rôle consultatif en la matière.
Sous l’impulsion des islamistes, la place de la religion apparaît en d’autres endroits du texte, notamment concernant les droits des femmes, et suscite controverse. Dénoncé avec véhémence par les féministes, l’article 36 du projet de la Constitution précise que les hommes et les femmes sont égaux tant que cette égalité n’est pas contraire aux « règles » de la charia, et que l’Etat veille à assurer un équilibre entre les devoirs de la femme envers sa famille et son travail dans la société. Les organisations de défense des droits de la femme accusent cet article de porter atteinte au droit des femmes au travail et à leur indépendance financière.
Les islamistes, de leur côté, ne cachent pas leur opposition à une égalité parfaite entre hommes et femmes, et assurent que beaucoup de maux sociaux s’expliquent par l’abandon ou la négligence des mères de leurs devoirs envers leurs enfants, en raison de leur travail. Rien n’indique pour le moment comment les féministes, qui ont multiplié ces derniers temps les manifestations de protestations contre ce texte, pourraient en modifier la formulation.
Une avancée majeure dans la nouvelle Constitution est la limitation des pouvoirs de l’exécutif.
D’abord, le projet diminue les prérogatives « pharaoniques » du président, dont les mandats seront notamment limités à deux seulement, contrairement à ceux illimités dans l’ancienne Constitution. La durée du mandat sera également réduite de 6 à 5 ou 4 ans.
De son côté, le premier ministre sera tenu d’obtenir le vote de confiance du Parlement, ce qui obligerait le chef d’Etat, contrairement à l’usage sous l’ancien régime, de désigner une personnalité acceptée par la majorité des députés.
Cependant, l’assemblée constituante n’a pas encore clairement défini les pouvoirs et les garanties d’indépendance des garde-fous et des organes de contrôle de l’exécutif — une condition nécessaire au bon fonctionnement d’une démocratie — dans un système politique qui reste largement présidentiel.
Le projet de Constitution réduit également les prérogatives du Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA) au grand plaisir des tenants de la « démilitarisation » de la vie politique et de l’établissement d’un Etat civil, débarrassé de l’influence omniprésente des militaires, mais il en transfère la majorité au président. Le projet supprime également le droit de la justice militaire de juger les civils et abolit les tribunaux d’exception. En revanche, il omet d’indiquer les mécanismes de contrôle civil (législatif) sur le budget de l’armée, estimé à 5 milliards de dollars, ou sur ses activités économiques évaluées à 25 % du Produit National Brut (PNB). Il se contente de préciser que le Conseil de Défense National (CDN), remis en vie par le CSFA en juin dernier, sera chargé d’examiner le budget de l’armée et aura son mot à dire sur la législation portant sur l’armée. Le CDN sera présidé par le chef d’Etat et comprendra 15 membres, dont une majorité de militaires (8), notamment le ministre de la Défense, les chefs d’état-major des opérations militaires, des renseignements militaires, des armées de terre, de l’air et de mer.
Plusieurs autres questions importantes, dont la formulation est faible ou inexistante dans le projet de Constitution, soulèvent des inquiétudes, comme l’interdiction des tortures par la police et les forces de l’ordre, la traite des êtres humains, notamment les femmes et les enfants, ou l’emprisonnement dans les délits d’opinion.
Mais globalement, ou plutôt dans plusieurs de ses parties, le texte de la Constitution, à parfaire, est davantage libéral et démocratique que le texte précédent, et devrait donner à l’Egypte un système politique plus démocratique et plus libéral.
Les libéraux, de gauche comme de droite, partisans d’un Etat civil et moderne débarrassé de toute restriction d’inspiration religieuse sur les libertés fondamentales, doivent finalement composer avec une majorité islamiste au sein de l’assemblée constituante.
Le Parti Liberté et justice, bras politique des Frères musulmans, et les salafistes du parti d’Al-Nour y disposent de 52 voix. Leur majorité est portée à presque 70 % par des membres islamistes ou sympathisants du courant islamiste non affiliés.
Face à eux, les libéraux, en minorité, brandissent souvent l’arme du boycott ou du retrait des travaux de la constituante si le texte est trop déséquilibré en faveur des islamistes.
Une arme à double tranchant, car son usage les exclurait complètement du processus de rédaction de la Constitution. De leur côté, les islamistes, malgré leur majorité confortable, tiennent à ce que la prochaine Constitution — car il y va de sa légitimité — soit le fruit d’un consensus le plus large possible, d’où leur intérêt à ce que les libéraux participent jusqu’au bout au processus de rédaction de la Constitution. Le texte définitif traduira finalement cet équilibre des forces.
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