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Entre langage et pratique langagière

Lamiaa Alsadaty , Mercredi, 13 mars 2024

Dans son livre Maqam Al-Kalam fi Nakch Al-Maälouf min Alfaz wa Ahwal (le statut du langage en fouillant le lexique et le contexte communs) qui vient de sortir, Basma Abdel-Aziz rassemble ses articles publiés sur la langue dans Al-Shorouk. Revisités et élaborés, ils offrent un espace de méditation de la langue arabe et son usage.

Entre langage et pratique langagière

Observer est, en effet, une pratique sociale avant d’être une méthode scientifique. Voir sur place une situation, la regarder se dérouler en temps réel pour en rendre compte est une démarche inéluctable pour tout spécialiste en sciences humaines et sociales. Et ses finalités ont une efficacité sociale : témoigner de mondes mal connus ; constituer en mémoire ce que les changements politiques, économiques et sociaux font disparaître ou recréer. C’est ainsi que Basma Abdel-Aziz, médecin, plasticienne et éditorialiste au quotidien Al-Shorouk, élabore sa question de départ pour se lancer dans son livre Maqam Al-Kalam fi Nakch Al-Maälouf min Alfaz wa Ahwal (le statut du langage en fouillant le lexique et le contexte communs).

Tout a commencé lorsque l’auteure a été témoin d’une situation dans laquelle un aide-chauffeur d’un microbus, dont le langage est, selon elle, « un arabe autre que celui du langage commun », s’est montré étonné devant une jeune Egyptienne qui alterne arabe et anglais. Se trouvant dans l’incompréhension absolue, l’aide-chauffeur n’a fait que crier en disant : « S’agit-il d’un nouveau langage dont je ne suis pas au courant ? ». Une question que Abdel-Aziz a conçue comme une description valable pour les deux types en situation, et qui l’a amenée à élaborer une sorte d’état de lieu de l’arabe de nos jours.

Ancré dans l’étude du langage, le livre de Abdel-Aziz est à l’origine des articles sur la langue arabe qu’elle avait publiés au cours de ces dernières années à Al-Shorouk. Elle y cherche à analyser le rapport entre langue et société, tout en étudiant cet espace de pratiques-usages et de représentations partagées, socialement structuré.

Abdel-Aziz souligne l’infiltration des mots empruntés aux langues étrangères, notamment à l’anglais, dans notre quotidien. Selon elle, la situation allait de mal en pis en voyant que l’Etat y est impliqué en accordant des noms étrangers à ses projets : les coopératives (Al-Gameiya Al-Istihlakiya) ne s’appellent plus ainsi en arabe, mais portent plutôt le nom de Family Market. En s’inscrivant dans la même lignée, si les centres commerciaux portaient autrefois de noms arabes tels Al-Horriya, Tiba, Al-Serag, ce n’est plus le cas aujourd’hui : City Stars, City Center, Cairo Festival City, etc. sont des exemples de noms de centres commerciaux qui se multiplient ces dernières années.

Le livre compte 54 chapitres sur plus de 200 pages, ayant comme dénominateur commun la langue. Chaque chapitre porte comme titre un seul mot qui en constitue le noyau. Abdel-Aziz y entreprend un discours épilinguistique, et sur la langue et sur les pratiques langagières. A titre d’exemple, la loyauté est le 6e chapitre. Il s’agit de partir d’une situation sociolinguistique qui explique le sens de la loyauté pour passer par la suite à son acception lexicographique et, enfin, à ses représentations liées certainement aux pratiques langagières. Il en est de même pour tous les autres chapitres qui sont consacrés aux termes tels que la passion, la sagesse, la force, la perspicacité …

L’arabe peu maîtrisé dans les pays arabes

Dans l’avant-propos de son livre, Abdel-Aziz affirme que les recherches et les études menées sur des jeunes élèves arabes montrent que beaucoup d’entre eux ne maîtrisent pas leur langue et que certains éprouvent une grande difficulté à apprendre ses bases les plus élémentaires. C’est le cas non seulement en Egypte ou en Afrique du Nord, mais au niveau de tous les pays arabes. Par ailleurs, des données et des statistiques documentées indiquent que dans d’autres pays hors de la région arabe, comme l’île de Malte, les élèves du cycle préliminaire surpassent leurs pairs arabes dans les tests de langue maternelle et que ceci se reflète à travers les résultats périodiques enregistrés.

Un autre signe alarmant, selon Abdel-Aziz, est que les élèves maltais qui ont participé à « l’Etude internationale pour mesurer la performance de la lecture dans le monde », il y a plus d’une décennie, ont obtenu un score plus élevé que tous les élèves des Etats arabes. En outre, les tests de lecture orale et les mesures de compétence ont confirmé que la plupart des étudiants arabes sont classés, selon les taux internationaux, comme « faibles performants ». Abdel-Aziz passe du niveau scolaire à celui de l’Université pour mettre en lumière les fautes d’orthographe graves et angoissantes des diplômés.

En conclusion, elle note que les linguistes continuent de comparer entre la place de la langue dans notre société et celle dans d’autres communautés : certaines sont à proximité géographique, d’autres appartiennent au monde développé en Occident. Selon elle, toutes reconnaissent l’importance et la valeur du mot. Et elle ajoute qu’aucun peuple ne s’est éloigné de sa langue. Ce dernier n’a pas déclaré non plus que le maintien de sa langue forte n’est ni un abus, ni une insulte, « comme on le fait », selon ses termes.

Le concept de communauté linguistique

En effet, l’opinion de l’écrivaine à cet égard est hors de propos. Et ce, parce qu’elle a mis de côté un phénomène inéluctable lorsqu’il s’agit d’aborder la langue arabe, à savoir la diglossie. Ce, puisqu’en dessous de l’étiquette arabe, il existe grosso modo deux registres séparés l’un de l’autre par un grand fossé : al-fosha (le littéraire) et al-ammiya (le dialectal). D’ailleurs, ces derniers varient d’un pays arabe à un autre et se trouvent en conflit constant. En outre, au sein d’un même registre, il existe une multitude de variétés. Ceci devrait amener à aborder ce qu’on appelle « la communauté linguistique » qui signifie, de par son acception la plus simple, un groupe d’individus parlant la même langue. D’autres éléments y sont associés tels le niveau socioculturel et les coutumes. L’individu détermine, par conséquent, son appartenance à une communauté linguistique en fonction de la situation sociale ou de la communication dans laquelle il se trouve. Ainsi, un chauffeur et un étudiant n’appartiennent pas forcément à la même communauté linguistique.

La question de la norme et de la variation n’a pas été non plus abordée bien que l’écrivaine soit inspirée d’une question qui met au foyer de vision ce couple. La norme étant liée de prime abord à ce que Vaugelas avait nommé « le bon usage » et définie par certains linguistes comme un ensemble de recommandations déterminées par une partie de la société et précisant ce qui doit être reconnu parmi les usages d’une langue afin d’obtenir un certain idéal esthétique ou socioculturel, la variation s’avère son opposée. C’est-à-dire qu’elle fait référence à la diversification d’une langue en raison de plusieurs possibilités dont les unes sont liées à l’évolution de son système (lexique, syntaxe, etc.), les autres à des facteurs sociaux et culturels (sexe, âge, profession, etc.). Pas question également d’oublier la question du poids de la langue : l’anglais qui répond aux besoins des locuteurs arabophones finit par s’imposer. Un rapport de force indéniable.

Bref, même si la norme existe pour instaurer les bases d’une langue, la variation demeure inhérente à la langue tant qu’elle est vivante. Impossible donc de traiter la langue comme un élément figé.

Maqam Al-Kalam fi Nakch Al-Maälouf min Alfaz wa Ahwal

228 pages

Dar Al-Shorouk, 2024.

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