60 ans sur les plateaux. Depuis 1956, il a travaillé en photographie de plateau. Son riche répertoire photographique, qui dépasse les 2 000 films cinématographiques, possède un héritage immortel des scènes les plus emblématiques de l’histoire du cinéma égyptien, du noir et blanc à la couleur. Des scènes où des comédiens défilent devant son objectif, sur le plateau de tournage ou dans les coulisses. Il s’agit du vétéran Mohamed Bakr, appelé le « cheikh des photographes ». Il expose actuellement, à l’espace Photopia à Héliopolis, environ 100 images des 80 films les plus marquants du cinéma égyptien, célébrant 50 ans de portrait cinématographique. La rétrospective de Bakr, jusqu’au 10 mars, est organisée dans le cadre du Cairo Design Week, en cours dans divers espaces cairotes.
« Les 100 images exposées à Photopia font partie de mon riche patrimoine cinématographique qui compte un million de photos inestimables parmi mes oeuvres et celles de mon père Hussein Bakr, mon mentor et le photographe officiel du roi Fouad, de Mohamad Naguib et de Gamal Abdel-Nasser. L’objectif de mon père était de documenter les plus grands classiques du cinéma égyptien des années 1930 aux années 1970. J’ai tant proposé à l’Etat égyptien de m’aider à conserver cet héritage cinématographique. Mais jusqu’à présent, mon rêve n’est pas devenu réalité. Seul le Cairo Design Week l’a partiellement revivifié. Hérité de père en fils, le studio de la famille Bakr, créé dans les années 1940 à la rue Mourad à Guiza, défie le temps, sous la gestion de mon fils Hussein Mohamed Bakr, directeur de photographie et président du Centre national du cinéma », déclare Mohamed Bakr, le sourire aux lèvres.
Installé avec modestie à Photopia au milieu de ses chefs-d’oeuvre, Mohamed Bakr ne donne pas son âge. En bonne tenue, avec son béret et une veste classique, le photographe chevronné accueille avec courtoisie les médias, invite les visiteurs à écouter une histoire, à toucher à une émotion derrière ses clichés, à partager la nostalgie d’une « Egypte cosmopolite », comme aime la définir Mohamed Bakr. « Dans les années 1950, les salles de cinéma en Egypte étaient en pleine effervescence. Les familles étrangères résidant dans le pays aimaient s’y rendre, emmener leurs enfants de bon matin les jours de congé, avec élégance et discipline, pour voir les dessins animés de Mickey Mouse. Dans les années 1960, l’industrie est nationalisée et, par la suite, les grands hommes du cinéma ont émigré au Liban ».
Vif témoin de l’histoire de son pays et de l’évolution de son cinéma, Mohamed Bakr a travaillé avec de grands noms dans l’industrie du cinéma : Henri Barakat, Hussein Kamal, Kamal Al-Cheikh, Salah Abou-Seif, Niazi Moustapha, Chadi Abdel-Salam, Youssef Chahine, Hassan Al-Imam … « Hassan Al-Imam m’offrait admirablement des cadres pleins de mouvement, vu ses films aux scènes dansantes. Le mouvement, voire l’action dans mes clichés, et loin de l’image figée, est à la tête de mon art ». Enfant, il avait l’habitude d’accompagner son père au travail, sur les plateaux et dans les coulisses, pour apprendre les infimes secrets et détails du métier. « J’étais influencé par le professionnalisme d’Ahmad Khorchid avec qui travaillait mon père. J’admirais en lui ses prises de vue habiles et fines, la répartition lumineuse et l’uniformité de l’éclairage ». Bakr trouve son plus grand plaisir à narrer les histoires amusantes qu’il a vécues sur le plateau et dans les coulisses. A Photopia, Bakr pointe du doigt les photos qu’il a prises pour de nombreuses vedettes, dont Nadia Lotfi dans La Momie en 1969. « Dans La Momie, Chadi Abdel-Salam m’a demandé d’incruster les photos du film de la couleur chocolat, la couleur de l’argile du Nil », évoque Bakr.
On trouve aussi une importante collection de photos de Soad Hosni dans presque tous ses films, notamment son rôle-culte dans Al-Karnak (1975). Il est aussi un fan de Naguib Mahfouz et de l’adaptation cinématographique de sa Trilogie dont les photos, signées Bakr, s’emparent de la part du lion à Photopia. La Trilogie tient une grande place dans le coeur de Bakr, mais son livre favori est Les Fils de la Médina, qui raconte la genèse de la naissance du quartier de Gamaliya, objet d’une polémique virulente.
Pas étrange puisqu’il est lui-même né à Gamaliya, précisément à la rue Al-Moez. De ce quartier, Bakr garde de beaux souvenirs. « Gamaliya est l’un des plus beaux quartiers historiques du Vieux Caire. Son roman Les Fils de la Médina renoue avec la tradition de la fiction allégorique pour développer une critique du régime de Nasser et, au-delà, une réflexion pessimiste sur le pouvoir. Personnellement, je suis pro-Sadate. C’est moi qui l’ai pris en photo, dans sa célèbre monture avec son foulard militaire. Anouar Al-Sadate a choisi cette image comme photo officielle », révèle Bakr.
Photographe de vedettes, mais aussi d’hommes d’Etat et d’événements historiques, c’est lui qui a photographié le Haut-Barrage d’Assouan au début de sa construction. Il a également contribué avec son confrère le producteur Ramsis Naguib dans Al-Rossassa la Tazal fi Gaybi (la balle est encore dans ma poche, 1974). Un film-culte qui parcourt les événements et les sentiments du peuple égyptien depuis la défaite de 1967 jusqu’à la victoire de 1973.
Né le 30 juin 1937, le petit Mohamed Bakr, lequel trouvait son plus grand plaisir à créer lui-même ses jouets en bois, en forme de caméras, n’a pas fait de formation académique dans le métier de l’image et du cinéma, sa passion innée. Il fait ses premiers pas dans ce domaine suite à un baccalauréat de l’école Fouad Al-Awal, à Abbassiya en 1953. « Mon père voulait m’inscrire à l’Académie de police, mais j’ai refusé, car je voulais suivre ses pas, l’aider dans son métier de photographe sur les plateaux, dans son laboratoire de développement de l’image à la rue Al-Gueich, place Ataba, et aussi dans son travail au Studio Misr, suivant l’ancienne technique, dans l’obscurité, avec une lumière rouge, des liquides de développement et de séchage. C’est ainsi que j’ai appris les bases et les principes du métier. Le Studio Misr, fondé en 1935 par Talaat Harb, a permis à l’Egypte d’avoir des studios équivalant aux principaux studios hollywoodiens », affirme Bakr. Grâce à son père, Bakr junior fait la connaissance des grandes vedettes du cinéma égyptien.
En 1956, Bakr père passe le relais à son fils âgé de 19 ans. Indépendamment, le jeune Mohamed Bakr fait son premier pas en photographie de plateau dans le film Samara, joué par la comédienne et danseuse Tahiya Carioca. « C’est Tahiya Carioca qui m’a offert l’opportunité de photographier Samara malgré les réticences du réalisateur Hassan Al-Seifi qui redoutait mon manque d’expérience ». Mais en l’espace de quelques jours, le jeune surprend Al-Seifi par son talent, à tel point qu’Al-Seifi lui demande de travailler avec lui dans ses films à venir.
« Jeune, quand je me promenais au centre-ville cairote, je passais un temps fou à méditer attentivement les affiches des films égyptiens et étrangers d’action en particulier, aux cinémas Métro, Cairo et Rivoli. J’avais même voulu imiter ces affiches venant de l’étranger, en termes d’angle, d’éclairage et de composition ».
D’un simple spectateur à un photographe professionnel de plateau, Bakr contribue dans les années 1960 avec les réalisateurs Togo Mizrahi, puis Sergio Corbucci, dans son film tourné en Egypte The Son of Spartacus, avec Steve Reeves. Vient après le travail de Bakr dans le film britannique Khartoum (1966), de Basil Deardenti, sur la guerre des mahdistes au Soudan. Et après, en 1973, Néfertiti et Akhenaton, une production italienne, avec Geraldine Chaplin. « Pour ce qui est des films d’action tournés en pleine nature, j’ai beaucoup appris des cinéastes étrangers comment réduire le cadre pour ajuster le mouvement de la photo, comment adapter mon matériel aux conditions de travail environnantes. Les photos que j’ai prises pour le film Néfertiti et Akhenaton tourné entre le Plateau des pyramides de Guiza et Louqsor ont impressionné Geraldine Chaplin qui m’en a remercié amplement. Elle m’a proposé de voyager avec l’équipe pour continuer le tournage du film à l’étranger, mais j’ai refusé », évoque Bakr, celui qui a bouleversé le monde de la photographie cinématographique, du fait de remplacer les grandes caméras, au service des vétérans du métier dans le temps, avec de petites caméras. « A l’époque, j’ai pu économiser une somme d’argent avec laquelle j’ai acheté un petit appareil photo de marque allemande, Rolleiflex. Il s’agit d’un premier appareil photographique reflex bi-objectif de moyen format à rentrer dans le cinéma égyptien ».
D’une scène d’action à un portrait d’acteurs, en passant par l’affiche, les images de Bakr et ses clichés oeuvrent fortement pour la promotion d’un film. Elles sont un bon raccord qui aide à la préparation de la scène, question de décor, de costumes, d’éclairage, de maquillage … « Depuis que le cinéma existe, le photographe de plateau a toujours été présent. Malheureusement, aujourd’hui, le statut du photographe de plateau connaît de multiples fluctuations liées aux différentes industries du cinéma impacté par les baisses des budgets : de l’argentique au numérique. Si le numérique a facilité les réglages, le grand défi d’un photographe de plateau reste celui de capturer l’essence et l’émotion d’un film par son regard avisé », conclut Mohamed Bakr.
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