Al-Ahram Hebdo : Vous avez une exposition en cours à la galerie Yassin, à Zamalek, que vous avez choisi d’intituler Jeux d’esprit. Après l’avoir visitée, on se demande vraiment ce qu’il faut écouter : le coeur ou la raison ?
Waleed Kanoush : Cette exposition est le fruit de deux ans de préparation, au cours desquels j’étais très préoccupé par la notion de la raison en tant que stimulus visuel. Sur les toiles, vous pouvez retrouver tout le temps deux motifs répétitifs : les pions et le roi, les couronnes et le cheval, les chaises et l’échelle, des carrelages noirs et blancs … Ce sont les symboles des diverses dichotomies : la puissance et l’impuissance, l’ordre et le chaos, le réel et le virtuel, le figuratif et l’abstrait ... Elles sont en bataille sur la toile, rivalisent entre elles à travers des compositions reflétant cet état de concurrence. C’est comme un jeu d’échecs qui fascine par sa complexité et sa richesse stratégique.
On se demande constamment que faut-il suivre : le coeur ou la raison ? Je privilégie dans mon travail les compositions géométriques rationnelles, bien planifiées, basées sur une logique bien définie. Il n’y a aucune place au hasard. Nous les hommes, nous sommes comme des pions, et c’est à chacun de savoir comment gérer ses batailles dans la vie, qu’elles soient économiques, sociales, politiques ou personnelles.
Moi-même je n’écoute que la voix de la raison, c’est ainsi que je parviens à déchiffrer la complexité du monde tout en usant d’une ironie acerbe.
— Adoptez-vous le même principe pour gérer le secteur des arts plastiques en Egypte, auprès du ministère de la Culture, depuis le début de votre mandat en décembre 2022 ?
— Ma position en tant que directeur du secteur des arts plastiques et responsable du Fonds de développement culturel m’a permis de voir de près à quel point l’Etat ne peut pas tout faire. Le secteur privé doit assumer un rôle extrêmement important dans le domaine de l’art. Je ne parle pas seulement des galeries et des salles d’exposition, mais également des boîtes privées qui ont un certain poids économique et qui peuvent contribuer à l’évolution du champ artistique.
Le secteur des arts plastiques compte plusieurs salles d’exposition et 27 musées nationaux ; son rôle n’est pas d’acheter ou d’acquérir les oeuvres des artistes qui sont actuellement sur scène, ni de les présenter ou les aider à exposer annuellement, ni de leur offrir des bourses. C’est une institution spécialisée dans l’art et non pas une institution sociale. Nous ne sommes pas des experts en marketing ; pour ce, j’ai proposé à des galeristes professionnels et à d’autres entités économiques de nous soutenir sur ce plan. C’est notre seule issue pour pouvoir continuer à tenir des événements de taille comme la Biennale du Caire, celle d’Alexandrie, la triennale de la gravure et de la poterie, etc. Car ce genre d’événements internationaux nécessite un énorme budget.
Pour la première fois cette année, nous avons un partenariat avec le Cairo Art Fair, qui se déroule au Grand Musée égyptien, exposant, entre autres, des oeuvres provenant des collections de nos musées nationaux. Le Salon des jeunes, qui se tient au Palais des arts, a fait peau neuve. Sa 34e édition s’intitule Vers un monde numérique.
J’appartiens à la génération des années 1990, qui a été soutenue par le Salon des jeunes. C’est grâce à cette manifestation que j’ai eu la chance d’être reconnu sur la scène artistique, en recevant le premier prix du 5e Salon en 2003. Celui-ci a souvent adopté les représentants des nouvelles tendances.
Je prête par ailleurs une grande attention aux ateliers pluridisciplinaires, ciblant les enfants et les jeunes étudiants.
— Quels sont les grands projets parrainés par le secteur des arts plastiques ?
— En mai 2025, nous avons prévu de tenir Al-Maarad Al- Aam (l’exposition générale) au Palais des arts. Cette année, les galeries d’art un peu partout en Egypte participeront à cet événement avec des activités conjointes. Nous collaborons pour la première fois avec la société Art d’Egypte, spécialisée en marketing artistique, en organisant deux grands événements : L’année Egypte-Grèce, et une exposition au Louvre d’Abu-Dhabi dans laquelle nous exposerons des trésors de nos musées égyptiens. Aux mois de septembre et octobre 2024, nous lancerons la 2e édition de l’exposition Al-Bédayat (les débuts) au Palais des arts, avec notamment les oeuvres de l’artiste Saïd Al-Adawi (1938-1973).
A la salle Ofoq1, nous avons prévu une rétrospective de Abdel- Salam Eïd, lauréat du prestigieux prix du Nil décerné par l’Etat, en février 2024.
Nous organisons également d’autres expositions dont les dates ne sont pas encore fixées, comme celle qui évoquera les parcours de plusieurs pionniers, ainsi que leur entourage et leurs proches et qui aura lieu au palais Aïcha Fahmi, à Zamalek. En outre, nous voulons faire revivre le bon vieux temps d’Alexandrie, en tenant notamment des activités au centre de création d’Al-Horriya, que j’ai eu l’honneur de diriger entre 2011 et 2022. Je me considère moi-même comme un artiste alexandrin, étant né dans un gouvernorat voisin qui est Al-Béheira.
— Il paraît que vos tâches administratives et universitaires (professeur, chef de département, chercheur, directeur de thèse) aux beaux-arts d’Alexandrie depuis 1994 ont pris le dessus sur votre carrière de plasticien …
— L’expérience académique m’a offert plusieurs atouts. Par exemple, j’expose quand j’ai quelque chose de nouveau à montrer, donc je ne suis pas obligé de tenir une exposition tous les ans.
En 2008, j’ai tenu l’exposition Le Noir et le reste des couleurs. En 2011, j’ai été inspiré par la Révolution du 25 Janvier. En 2015, je rêvais d’un avenir meilleur dans In Between (entre-temps). En 2017, Mille et un états était centré autour de la femme lunatique. En 2022, j’étais inspiré dans mon exposition La Lune, les pyramides et les arbres par la relation nature-histoire.
— Vous avez participé à une quarantaine d’expositions collectives et vous avez tenu une vingtaine en solo, et ce, avant d’être responsable du secteur des arts plastiques. Comment évaluez-vous l’évolution de la scène artistique contemporaine en Egypte ?
— Je suis ravi de constater que c’est un champ qui fleurit. Le nombre croissant de galeries en témoigne. Et ce, malgré la conjoncture économique difficile.
— La question de l’identité a toujours été au centre de vos intérêts comme le révèlent votre master (en 2002) et votre thèse (2006), axés autour des changements sociopolitiques en Egypte et leur impact sur la peinture contemporaine, de 1952 jusqu’à 2000. Pourquoi ?
— Je suis convaincu que tout événement politique est suivi d’un changement social et que les plasticiens n’échappent pas à ces conditions. Les deux sujets que j’ai choisis de traiter m’ont amené à effectuer des recherches approfondies sur les oeuvres des diverses générations d’artistes et à remonter jusqu’en 1908, date de la fondation des beaux-arts en Egypte.
J’ai réalisé que l’élément crucial qui marquait le travail de tous ces artistes était l’identité propre au pays. C’est le cas par exemple du sculpteur Mahmoud Mokhtar et du peintre Ragheb Ayad, qui ont fait tous les deux des études à l’étranger, mais qui sont restés obsédés par l’Egypte.
A la galerie Yassin, 15C Baheler’s Mansions, rue 26 Juillet, Zamalek. Jusqu’au 29 février, de 10h à 21h (sauf le vendredi)
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