Al-Ahram Hebdo : L’Egypte vient de déclarer que les attaques israéliennes à Rafah auraient de graves répercussions sur la sécurité régionale. Quelles seraient les conséquences d’une telle attaque ?
Karim Haggag : L’impact humanitaire d’une attaque israélienne terrestre à Rafah serait épouvantable. Il y a environ 1,2 million de Palestiniens à Rafah qui vivent d’ores et déjà dans des conditions critiques sur le plan humanitaire. S’ajoute à cela la perspective d’un déplacement forcé des Palestiniens vers le Sinaï. La position égyptienne sur ce sujet est très claire. Le gouvernement a déclaré que c’est une ligne rouge qu’il ne sera pas accepté de franchir. Et ce, pour des raisons morales : l’Egypte ne veut en aucun cas prendre part à une purification ethnique contre les Palestiniens, c’est-à-dire à une nouvelle Nakba ; mais aussi pour des raisons stratégiques, dans le sens où l’Egypte ne veut pas être impliquée dans le conflit lui-même.
— Ce déplacement forcé des Palestiniens pourrait-il engendrer la liquidation de la cause palestinienne et s’agirait-il dans ce cas d’un nouveau fait accompli israélien sur le terrain ?
— Il n’y a aucun doute que cela constitue un revers considérable pour la cause palestinienne. Ce n’est pas la première fois qu’Israël considère le déplacement forcé des Palestiniens de Gaza vers l’Egypte. Cela constituerait certainement un précédent sérieux et dangereux pour la Cisjordanie. L’agenda de la droite israélienne a toujours stipulé que la Jordanie devrait être l’emplacement d’un Etat palestinien. Cela mènerait à une très dangereuse instabilité régionale car le conflit serait exporté en Egypte et en Jordanie, les pays voisins d’Israël. Cela pourrait potentiellement compromettre les deux traités de paix d’Israël avec l’Egypte et la Jordanie.
— Les traités de paix pourraient-ils donc dans ce cas être remis en cause ?
— Les traités de paix ont été conclus après de longues années de conflit. C’est une affaire qu’aucun des pays ne prend à la légère. Cependant, s’il y a un déplacement forcé de Palestiniens suite à des actions engendrées par Israël qui compromettrait la cause palestinienne et menacerait la sécurité de l’Egypte ou de la Jordanie, on pourra s’attendre à une réévaluation de la relation entre les deux pays et Israël, ce qui pourrait mener à une révocation des traités de paix.
— Vous avez mentionné le fait que ce n’est pas la première fois qu’Israël fasse pression pour l’expulsion des Palestiniens …
— Depuis le début de l’occupation israélienne de Gaza en 1967, les dirigeants israéliens ont les yeux rivés sur l’annexion de ce territoire en le dépeuplant et en poussant ses habitants vers le Sinaï. Depuis, il y a eu diverses idées formulées par Israël pour « résoudre le problème de Gaza » en mettant en place des échanges territoriaux, par exemple en étendant le territoire de Gaza dans le Sinaï en échange de compensation territoriale dans le Néguev. L’idée israélienne selon laquelle le problème territorial et démographique de Gaza se résoudrait en Egypte date de longtemps.
— De nombreux Israéliens ont appelé à la réoccupation de Gaza ...
— Il y a un mouvement en Israël qui aimerait utiliser le conflit actuel pour réaliser son agenda. Divers responsables de la droite israélienne ont ouvertement exprimé la volonté de transférer les Palestiniens, de réoccuper Gaza et d’y bâtir à nouveau des colonies. Il n’est pas clair s’il s’agit également d’un objectif militaire explicite du gouvernement, mais cette distinction est sans importance car les résultats restent graves.
— Y a-t-il une motivation géopolitique comme l’exploitation par Israël du gaz palestinien ?
— Je ne pense pas que ce soit un facteur dans ce conflit. La raison principale reste démographique. Le fait que Gaza a 2,2 millions d’habitants a toujours été une sérieuse préoccupation pour Israël. Sur le plan territorial, Israël a déclaré qu’il mettrait en place une zone de sécurité à Gaza le long de la frontière avec Israël. Sur le terrain, il a déjà divisé l’enclave en deux régions, nord et sud, et a déclaré que dans le futur il maintiendra le contrôle de la sécurité de Gaza. Israël est en train de créer une nouvelle réalité à Gaza. Il n’est pas clair s’il compte réoccuper totalement le territoire comme c’était le cas avant le désengagement israélien de 2005. Mais cette réalité est très dangereuse car elle prolonge le conflit.
— Pourquoi, à votre avis, la position de la communauté internationale est-elle si passive face au bilan humanitaire désastreux à Gaza ?
— Je pense qu’il y a un changement considérable dans la position de la communauté internationale, surtout occidentale, à mesure que le conflit continue. Après le 7 octobre, les positions des gouvernements occidentaux étaient très alignées sur Israël et la nécessité pour ce dernier de se défendre, avec très peu d’égard envers les vies des Palestiniens. Le terrible bilan humanitaire et le fait qu’Israël ne présente aucune politique cohérente quant à la fin de ce conflit ont provoqué de réelles préoccupations de la part des pays occidentaux. Ces derniers ont de plus en plus mis l’accent sur la nécessité de protéger les vies palestiniennes, se demandant où allait le conflit. Le changement le plus marquant est que de plus en plus de pays occidentaux, comme la Grande-Bretagne, la France, l’Espagne ou l’Irlande, pensent à reconnaître un Etat palestinien. Les Etats-Unis, en revanche, continuent à opposer leur veto aux résolutions de l’ONU et refusent encore d’appeler à un cessez-le-feu.
— La destruction du Hamas est-elle véritablement l’objectif et est-elle réaliste ?
— L’objectif déclaré qui est la destruction du Hamas est inaccessible. Ceci est largement reconnu, non seulement par les capitales occidentales mais également parmi des militaires israéliens. Cependant, Israël utilise ce conflit pour créer une nouvelle réalité. Une part de cette dernière consiste à rendre Gaza totalement inhabitable pour créer une immense pression sur les Palestiniens afin qu’ils quittent involontairement ou même volontairement Gaza car une très grande partie du territoire est d’ores et déjà devenue invivable.
— L’Egypte a déclaré qu’elle participerait au plaidoyer contre les pratiques israéliennes à la Cour Internationale de Justice (CIJ). Ces démarches juridiques ont-elles une importance au-delà de leur valeur symbolique ?
— C’est plus qu’une portée symbolique. Le fait que la CIJ examine la possibilité qu’un génocide est en train d’être commis est très significatif car il prive Israël de son sens de supériorité morale émanant du fait qu’il ait souffert de l’Holocauste. Il existe désormais un processus dans lequel Israël doit soumettre ses actions sur le terrain à un examen minutieux et fournir un rapport sur les mesures prises pour prévenir le génocide. En plus, il y a un autre processus juridique en cours auquel l’Egypte participe, où la CIJ examine la légalité de l’occupation israélienne de Gaza et de la Cisjordanie. Ceci est très important car il montre la possibilité d’une pression internationale juridique sur Israël, même si elle n’aura pas d’effet immédiat mais elle en aura sur le long terme.
— Avec un bilan humain si lourd, un processus de paix est-il envisageable dans le futur ?
— La politique israélienne sur le terrain, avec la construction de colonies israéliennes bien avant le 7 octobre, a toujours éloigné les perspectives de paix. La solution de deux Etats est devenue de plus en plus inaccessible depuis le virage politique israélien à droite. Ces perspectives sont davantage éloignées avec un bilan humain si effroyable. D’un autre côté, la communauté internationale réalise que le manque de résolution crée une grande instabilité et donc il y a un intérêt à pousser vers l’avant un processus de paix viable. Or, la réalité sur le terrain et le nombre de morts à Gaza rendent cette possibilité extrêmement difficile.
— Quels sont les futurs scénarios possibles de ce conflit ?
— Une négociation réussie qui permettrait un échange de prisonniers et la mise en place de ce que les Américains appellent une « pause humanitaire » à long terme permettraient de mettre un terme, de facto, à la guerre, ca qui sauverait la face d’Israël et des Etats-Unis sans que ces derniers déclarent officiellement un cessez-le-feu. Il s’agit là d’un scénario qu’on souhaiterait. Un deuxième scénario est celui où Israël poursuivrait une guerre à long terme dans laquelle la phase militaire intense qui est en cours diminuerait et serait remplacée par un conflit armé de faible intensité entre Israël et le Hamas. Il pourrait également y avoir une insurrection contre la présence israélienne à Gaza. Ce scénario est indésirable, même pour les Etats-Unis. Dans ce cas, nous vivrons avec ce conflit pour longtemps encore.
Lien court: