Dans sa villa, Oum Kalsoum était entourée de sa famille, suivant le discours du président Gamal Abdel-Nasser annonçant la défaite militaire face à Israël, ainsi que son abdication. En sanglots, elle s’est retirée au sous-sol, comme elle avait l’habitude de le faire pendant les moments houleux. Elle s’isolait, s’enfermait dans l’obscurité, en nouant une écharpe autour de la tête, et ne parlait à personne.
Le chercheur Karim Gamal, qui a reçu le prix de l’Encouragement de l’Etat en juin dernier pour son livre Oum Kalsoum wal Maghoud Al-Harbi (Oum Kalsoum pendant les années de la campagne de soutien à l’armée), fouille dans les archives de la presse et dans les ouvrages écrits par des témoins de l’époque, afin de raconter le rôle joué par la « Diva » pendant les cinq ans qui ont suivi la défaite. La frustration et la déprime furent terribles, parce que le rêve du changement et d’un avenir meilleur était immense.
L’auteur nous prépare dès le premier chapitre à comprendre le contexte politique pour saisir le désastre. Il relate de façon attrayante le rapport solide qui a lié Oum Kalsoum aux Officiers libres, responsables de la Révolution de Juillet 1952.
Elle était corps et âme pour le projet de Nasser visant à libérer le pays de l’occupation britannique et à réaliser la justice sociale. C’était l’époque où mobilisation militaire et mobilisation culturelle étaient jumelées. Tous les artistes se montraient prêts à produire des chansons patriotiques, prédisposant le peuple à la confrontation avec l’ennemi, notamment à la victoire. Les chansons portaient alors des titres tels Une aube nouvelle, Nous voilà munis de la force des armes, Qu’Allah vous bénisse, etc. Oum Kalsoum, pour sa part, n’a pas manqué d’adresser de nombreux messages enthousiastes, visant à mobiliser l’armée égyptienne.
Après le choc de la défaite, elle était bien résolue. « Elle s’est vite rendu compte que la défaite de l’âme égyptienne est beaucoup plus dangereuse que la défaite militaire. Nous ne sommes qu’au premier tour de la guerre, et celui-ci s’est terminé par un désastre, ceci n’est qu’une phase passagère, la guerre à long terme exige, de la part des Egyptiens, de maintenir le moral et de panser les plaies », écrit Gamal.
Oum Kalsoum a simplement décidé de transformer la défaite en victoire, de venger son pays. Quelques jours après la défaite, elle a lancé une campagne de soutien à l’armée et a commencé par transférer 20 000 livres sterling à la trésorerie de l’Etat égyptien. Les revenus de sa campagne ont été estimés à plus de 100 kg d’or. Cette campagne consistait à effectuer une tournée, afin de récolter un million de L.E. et surmonter les séquelles de la guerre. Ses efforts se sont ainsi poursuivis entre 1967 et 1972, et elle s’est déplacée dans les villes et les gouvernorats d’Egypte, mais aussi dans le monde arabe et en Europe, accompagnée de sa troupe musicale. « Sa voix fut sa seule arme pour aiguiser les émotions, inciter les gens au sacrifice, mais aussi pour aider à fournir l’argent et les armes nécessaires ».
Avec le cheikh Zayed, aux Emirats arabes unis.
Concert à l’Olympia
Les retombées positives de la visite d’Oum Kalsoum à Paris et le succès foudroyant de ses concerts tenus sur les planches de l’Olympia ont dépassé toute attente. On était fasciné par son charisme inégalable, à un moment très critique de l’histoire du monde arabe.
L’Occident a vu de près le phénomène Oum Kalsoum, sans l’intervention des médias et leur parti pris. Karim Gamal relate les préparatifs qui ont précédé le voyage de Paris. Il révèle dans son ouvrage que les soirées d’Oum Kalsoum tenues à Paris ne figuraient pas sur le programme de la campagne de soutien à l’armée, mais elles étaient prévues depuis 1966, bien avant la défaite. Le directeur du théâtre de l’Olympia était venu débroussailler le chemin au Caire et avait rencontré le ministre de la Culture à l’époque, l’incontournable Sarwat Okacha. Ce dernier lui a expliqué le phénomène Oum Kalsoum et l’a rassuré que le succès de ses éventuels concerts à l’Olympia était garanti.
On apprend que Okacha a présenté la figure emblématique d’Oum Kalsoum au directeur de l’Olympia, Bruno Coquatrix, en disant : « Elle est une descendante du prophète Mohamad, elle donne un concert mensuel tous les premiers jeudis du mois, et les ressortissants de tous les pays arabes achètent les tickets deux ans à l’avance. Les musulmans vont au pèlerinage à La Mecque et se rendent au Caire pour écouter Oum Kalsoum ».
La visite parisienne représentait donc un moment unique. Il est vrai que le général De Gaulle sympathisait déjà avec la cause palestinienne, allant jusqu’à désigner Israël d’agresseur et refuser de lui fournir des armes françaises, mais il était impossible d’envisager une visite d’une telle ampleur, « d’autant que la présence sioniste à Paris était plus forte que les propos ou les mesures prises par le chef de l‘Etat français ».
Karim Gamal explique que l’accord préalable entre Oum Kalsoum et le directeur du théâtre, un an avant la guerre, a facilité le déroulement de la visite. Et les organisations sionistes à Paris, aux poids immesurables, n’ont pas réussi à annuler le contrat entre l’artiste et le théâtre. Bien au contraire, les craintes de Bruno Coquatrix quant à l’accueil et la popularité de la diva à Paris se sont vite évaporées à tel point que le directeur de l’Olympia a été obligé de fournir des tickets supplémentaires pour répondre à la demande croissante du public.
Karim Gamal cite des propos amusants mentionnés par Coquatrix pour souligner « la mania Oum Kalsoum » chez les Arabes. « Je me souviens de cet émir du Golfe, qui s’est présenté au guichet posant 100 000 francs français sur la table pour avoir une place au premier rang. Lorsque la guichetière lui a répondu que le théâtre était complet, il a proposé de payer 200 000 francs, puis 500 000. Quand il a compris que cette logique de vente aux enchères ne porterait pas ses fruits, alors il a sorti son revolver ! Je pense que ce n’était pas plus qu’une menace, et enfin, nous lui avons trouvé une place entre deux rangées », dit Coquatrix.
Découvrir le rapport entre la politique et l’art
L’ouvrage est muni de photos, d’un inventaire daté passant en revue les chansons et les concerts d’Oum Kalsoum pendant les cinq ans de sa campagne de soutien à l’armée, jusqu’à la victoire du 6 Octobre 1973. Il constitue une belle initiative de la part d’un jeune chercheur prometteur, qui a réussi à faire découvrir aux lecteurs le rapport entre la politique et l’art.
Celui-ci explique pourquoi Oum Kalsoum est devenue un symbole national sacré dans l’imaginaire du peuple. Elle est devenue l’amie de tout un chacun, une source de joie, mais aussi un soutien dans les moments de détresse. Durant ses funérailles légendaires, le 5 février 1975, le cortège avançait portant l’image d’Oum Kalsoum avec une bande sur laquelle était écrit : « La martyre de l’amour divin ».
Oum Kalsoum wa Sanawat Al-Maghoud Al-Harbi (Oum Kalsoum pendant les années de la campagne de soutien à l’armée), de Karim Gamal, 600 pages, aux éditons Tanmiya, 2022.
Lien court: