La ville et ses multiples sons ont certes une dimension psychologique et sociale. Cela préoccupe la musicologue et professeur égyptienne Nahla Mattar qui favorise souvent le mélange de la musique traditionnelle à l’écriture occidentale. L’expérimentation classico-contemporaine enchante Mattar, actuelle directrice du musée d’Oum Kalsoum à Manial. Il s’agit d’une célibataire endurcie qui trouve en ses multiples déplacements, entre Le Caire, l’Arizona et Berlin, un vaste champ de créativité.
Née au Caire, Nahla Mattar a dû quitter, très jeune, son pays natal, à destination d’Amman. Là où ses parents devaient se rendre pour répondre aux besoins de la classe moyenne. Passionnée de musique et de poésie depuis sa tendre enfance, elle rejoint une formation musicale à l’école. L’accordéon était alors son unique moyen de divertissement. L’accordéon mais aussi le piano, son instrument préféré qu’elle a appris en autodidacte. De retour en Egypte, à l’âge de 16 ans, Nahla Mattar s’inscrit au lycée Oum Al-Abtal, à Guiza, puis à la faculté de pédagogie musicale à Hélouan, en 1994. Ce sont ses professeurs-compositeurs de musique classique contemporaine : Souad Hassanein, Awatef Abdel-Kérim et Hoda Sabri qui l’ont véritablement formée. Son diplôme en poche, elle est nommée assistante dans la même faculté. « J’ai été la plus touchée par les chefs-d’oeuvre du compositeur égyptien Gamal Abdel-Réhim, grâce à leur aspect lyrique et le charme de son style classique au cachet oriental. En même temps, j’ai subi l’influence de mes études se focalisant sur l’histoire de la musique classique occidentale, de Beethoven à Schumann », déclare Mattar, souvent très émue à l’écoute du concerto pour qanoun (cithare orientale) et orchestre de Rifaat Garana. D’ailleurs, son master, obtenu en 1998, s’intitulait La Musique à programme chez Rifaat Garana (celle-ci s’applique à des oeuvres instrumentales sur un sujet évoqué à l’aide d’un programme détaillé).
« La musique à programme est très importante. Pour moi, écrire de la musique, c’est tisser des contes. Je suis très influencée par le langage de l’art visuel et les rituels du théâtre expérimental, vu leur liberté de conception. Pour que cette notion s’applique en musique, il faut tout d’abord maîtriser ce qu’on appelle l’architecture musicale », dit-elle. « Pour moi, la musique est une personnalité que je forme. Tout dépend de mon humeur au moment de la composition. Il peut y avoir plusieurs tempéraments dans une même composition. Ma musique est dramatique, à la fois narrative et concise, intensive et précise. Donc adéquate à ma personnalité », déclare Mattar, donnant comme exemple sa composition Three (trois), pour violoncelle, clarinette et piano. Celle-ci lui a valu le deuxième prix à la compétition internationale des compositeurs femmes, en 2008, au festival Herbst en Allemagne à la bibliothèque Unna. « C’était une vraie compétition soutenue par GEDOK, syndicat des Compositeurs allemands, et à laquelle ont participé 100 compositeurs femmes. Three a acquis l’approbation du jury, grâce à l’originalité de son architecture musicale. Elle hèle le passé/présent et le futur, à travers trois états d’âme : nostalgie et mélancolie, avec le violoncelle. Angoisse, avec la clarinette. Et émancipation, avec le piano. Les instruments sont comme des voix humaines », explique-t-elle, citant les jalons de son parcours musical, après avoir parachevé ses études à l’Université d’Etat de l’Arizona, à Phoenix (Etats-Unis) entre 2000 et 2005.
Son séjour en Arizona a été couronné par une thèse de doctorat en composition musicale. « L’Université d’Etat d’Arizona est une université publique dont le but est de mettre en lien diverses communautés. L’enseignement en Egypte est très académique. Il nous manque un peu de créativité », lance Nahla Mattar, qui voyage de par le monde, afin de se trouver un espace pour jouer, loin des restrictions académiques. « J’aime briser les tabous, m’éloigner du répétitif et du monotone », ajoute-t-elle, sans aucune hésitation.
Mattar n’a pas des goûts de luxe, c’est une femme sans chichis. La plupart du temps, elle se promène en jean, sans maquillage. Surtout, elle aime rompre avec le stéréotype de l’académicienne classique. Et préfère être en interaction avec ses étudiants, en toute convivialité. « En Egypte, nous vivons dans une société matérialiste. De retour de ma bourse en Arizona, mes collègues de l’Université de Hélouan m’ont conseillé d’acheter un cellulaire à la mode et d’être toujours tirée à quatre épingles. Je refuse de répondre à ces clichés », raconte-t-elle.
Avant de partir aux Etats-Unis, en l’an 2000, elle se sentait étouffée, réprimée. « En Egypte, on est très borné, quand même. Comment donc devenir créateurs ? C’est une question de culture. Je ne parle pas uniquement de l’enseignement, mais aussi de la société de consommation, de matérialisme, de justice sociale, de la dignité, de l’égalité, notamment entre homme et femme. Je refuse qu’on me traite de poupée de porcelaine parce que je suis femme. Je préfère être libre et autonome », insiste Mattar, qui signe parfois des morceaux électroacoustiques, tels Scars (balafres), joué à Berlin en 2005, sous la conduite d’Oliver Schneller. Elle travaille aussi sur l’identité égyptienne, l’environnement culturel … afin de mieux saisir la spécificité de cette région du monde.
C’est en Arizona que Mattar a assouvi ses besoins musicaux. Elle s’est intéressée à travailler en groupe, à travers des ateliers où l’interaction avec le public est de mise. Elle a fait également des Contam Programming (interface graphique), elle a eu recours à des programmes de traitement de son et à d’autres programmes de spatialisation. En fait, elle suit les traces de son idole, le compositeur français Pierre Schaeffer, considéré comme le père de la musique concrète. « La recherche électroacoustique donne au son une importance, une réalité, difficile à atteindre par les moyens traditionnels. Elle permet de manipuler directement la matière sonore, au lieu de confier cette tâche à des instrumentistes. Ma recherche sonore, plutôt expérimentale, est porteuse d’énergie. Elle se place dans une perspective beaucoup plus vaste où perception et écoute se confondent », lance-t-elle. C’est le cas de ses compositions dans le domaine du multimédia (interaction visuelle et environnement sonore) : Interior Strain, 2001 (flûte, électro), Inhabitation, 2002 (flûte, percussion, électro), Eyes of the I’s, 2005. Et Rice City, 2010 (flûte, marimba).
A un moment donné, elle a vécu à Winterthur (Zurich), en Suisse. C’était en 2008, lorsqu’elle a mis à jour l’une de ses plus belles compositions : Tell us Schéhérazade (raconte-nous Schéhérazade), où elle use du takht (ensemble oriental), mixant marimba et luth. « Schéhérazade a réussi à faire passer son conte. D’ailleurs, ma musique est une thérapie de l’âme. Elle laisse l’auditeur imaginer l’histoire et lui donne confiance en soi », dit-elle. Contemporains, ses morceaux gardent quand même l’essence de l’Egypte, celle de la musique populaire, soufie, les maqams (modes arabes) ou encore les chants liturgiques chrétiens. Bref, une musique qui a quelque chose de mystique. D’où son penchant pour la musique indonésienne. « En musique, j’aime la fraîcheur, le côté énigmatique. Le musicologue passe d’un genre à l’autre, effectue des recherches constantes, pour nous faire découvrir de nouveaux potentiels », indique Mattar.
La musique concrète lui inspire une installation The City the Ghost (la ville fantomatique), exposée en août 2011, au centre Saad Zaghloul, au Caire, au lendemain de la révolution du 25 janvier. Il s’agit d’un travail de documentation sur les sons de la ville du Caire, réalisé en collaboration avec Prohelvetia (fondation publique suisse pour la culture). « On néglige le rôle de l’oreille. Pourtant, les sons conduisent à un processus de territorialisation, selon leur qualité et la réceptivité des individus. Puiser dans les sons variés de la ville, les arranger d’une manière à rendre le désagréable ou l’assourdissant plus beau et cadencé … C’était le but de l’installation La Ville fantomatique », signale Mattar.
Isis est son dernier CD, qu’elle vient de lancer au Caire et à Berlin, en même temps. Ce quartet à cordes mêle le classique au contemporain, l’incrustant des maqams orientaux. « Isis est le fruit d’un travail avec un ensemble de compositeurs femmes égyptiennes, assez expérimentales dont Asmaa Azzouz, Chorouk Al-Zomor, Hala Abou-Chadi et Jacqueline George. C’est une production de la maison 100 copies Music travaillant dans le domaine de la musique alternative et électronique, basée à Londres », déclare Mattar, laquelle explique son choix pour le titre Isis. « Isis est une légende féminine, une déesse pharaonique. Elle est donc en mesure de dépeindre musicalement l’Egypte, son peuple et son histoire », raconte-t-elle. A la tête du musée d’Oum Kalsoum, dans le quartier d’Al-Roda au Caire, depuis juin 2011, elle prévoit des activités artistiques diverses, des ateliers avec des spécialistes étrangers … afin de donner vie à l’endroit emblématique. « Peu importe le programme, l’essentiel est de faire venir les écoliers, notamment ceux issus des bidonvilles et des quartiers défavorisés. C’est une manière de leur faire découvrir le patrimoine. Oum Kalsoum est une icône culturelle, une figure féminine défiante et émancipée », précise Nahla Mattar, sans chercher son amour pour les femmes de caractère.
Jalons:
1971 : Naissance à Guiza.
2006-2008 : Professeur au Conservatoire du Caire et professeur adjoint à la faculté de pédagogie musicale de l’Université de Hélouan.
2008-2011 : Membre du comité des musiciens égyptiens dépendant du Conseil suprême de la culture.
2009 : Commissaire de la 1re Biennale de la musique contemporaine, à la Bibliotheca Alexandrina.
2012 : Projet Oum Kalsoum en digital, au musée d’Oum Kalsoum.
Octobre 2013 : Album Isis.
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