Au marché de l’or d’Al-Sagha, situé au quartier de Khan Al-Khalili, un jeune couple déambule en scrutant les vitrines. Les futurs fiancés sont venus acheter la « chabka », le bijou qu’offre le marié à la mariée lors des fiançailles ou du mariage. Cela peut être un bijou en or de quelque modèle que ce soit ou une bague en diamant, selon les coutumes de chaque famille et selon la classe sociale. Mais dans tous les cas, il faut mettre le paquet.
Car, dans la culture égyptienne, la chabka constitue un élément important, incontournable dans le processus de noces. Mais les deux tourtereaux sont choqués par les prix. Avec un gramme d’or de 21 carats (le plus utilisé dans les bijouteries) aux alentours de 3 300 L.E., contre 2 800 L.E. les 18 carats, une simple bague fine en or atteint les 10 000 L.E. Une somme qui auparavant permettait d’acheter une chabka composée d’une parure entière : collier, boucles d’oreilles, bracelet et bague.
« Aujourd’hui, quand on entre dans une bijouterie, c’est comme si on allait acheter une voiture, pas une alliance pesant 2 ou 3 gm ! », ironise Hassan Moustapha, ce jeune homme de 31 ans qui rêve de convoler en justes noces, mais avoue son impuissance face à la hausse des prix. Alors qu’il avait convenu qu’il achèterait pour 70 000 L.E. d’or, sa visite dans une bijouterie le laisse amer. « J’ai dû renoncer à beaucoup de choses. On s’est passé du voyage de noces à cause des bijoux, en attendant d’avoir les moyens d’aller ensemble quelque part, mais vraiment, les prix sont brûlants, brûlants … », déplore-t-il.
La hausse des prix inquiète aussi les bijoutiers qui ont du mal à écouler leurs marchandises. « Il y a dix ans, une parure pesait environ 150 à 300 gm, mais aujourd’hui, elle ne pèse plus que 30 gm », raconte Magdi Abbas, bijoutier, tentant de rassurer ses clients effarés par les prix. « Les choses ne sont plus comme avant et l’heure n’est plus aux plaisirs inconsidérés ou superficiels. On voit des fiancés venir acheter des parures. Mais on sent que le citoyen égyptien a un budget de plus en plus restreint avec la hausse des prix. Il est écrasé sous l’inflation. Aujourd’hui, beaucoup de ménages dépensent tout leur argent dans la vie quotidienne. Cela ne laisse plus grand-chose aux dépenses liées aux traditions comme la chabka », explique ce bijoutier de père en fils. Il ajoute : « Avant, j’arrivais à vendre deux ou trois parures par semaine. Maintenant, j’ai de la chance si j’en vends une ».
Un avis partagé par Farès Sadeq, un bijoutier, qui estime que la structure du marché a changé. « Nous sommes spectateurs et non acteurs. Nous ne pouvons que subir la flambée des prix de l’or. Les tensions géopolitiques dans la région continueront à faire grimper les prix mondiaux et locaux. La clientèle d’aujourd’hui est celle qui est dans la contrainte d’acheter et non pas celle qui achète pour se faire plaisir. On constate une baisse de clientèle et on n’a plus de bénéfices. Certaines mariées portent même, lors de la cérémonie des noces, de vraies fausses parures. Ainsi, des colliers en toc passent pour de vrais articles en or tellement ils sont bien faits », se désole le bijoutier qui a perdu plus de 60 % de sa clientèle.
(Photo : AFP)
Revoir les priorités
Cependant, face à la cherté de l’or et au casse-tête de l’équation, « pas de mariage sans chabka » et dans une tentative de changer les croyances dominantes de la société, certains jeunes optent à détourner les problèmes financiers, chacun à sa manière. Rania Sami, une jeune de 26 ans, s’est résignée à acheter une alliance en argent. « C’est moins cher et cela scintille comme de l’or blanc et c’est aussi très élégant », affirme-t-elle, tout en refusant le principe de sa famille selon lequel la chabka représente aussi une assurance pour l’avenir, en cas de problèmes financiers. Idem pour Rofayda Ismaïl qui a décidé d’emprunter la parure de sa belle-soeur pour que son futur mari la lui offre devant sa famille. Et ce, pour sauver la face et éviter les qu’en dira-t-on. Quant à Nadine Ali, elle s’est lassée de devoir repousser ses fiançailles à cause des prix élevés. « Nous avons décidé de défier les tabous et de ne pas acheter de chabka afin d’acheter un petit appartement », relate-t-elle.
Les traditions vont-elle se perdre faute d’argent ? Fête de mariage écourtée et alliances en or plus fines, etc. Jusqu’à récemment, dans le Sud nubien et dans tous les autres villages de la Haute-Egypte, personne n’aurait imaginé célébrer son mariage sans organiser des festivités qui pouvaient atteindre trois jours avec des repas gargantuesques auxquels la totalité des habitants du village étaient invités. « La situation est devenue tellement intenable que les villages nubiens se sont entendus il y a plusieurs mois pour réduire drastiquement le coût du mariage : désormais, les hôtes n’ont plus qu’à offrir un dîner léger. Quant aux mariées, elles sont désormais bien moins regardantes sur les bagues. Avant, il fallait un certain poids d’or pour sceller une union, aujourd’hui une bague bien plus fine suffit », explique Moustapha Bastawi, 55 ans, originaire d’Assouan.
Le long de la rue d’Al-Sagha, les vitrines brillent de mille feux. (Photo : AFP)
Investissement sûr et valeur refuge
En effet, l’achat de l’or et des bijoux est une habitude fortement ancrée dans la culture des Egyptiens depuis la nuit des temps. Ils stockaient de grandes quantités d’or dans leurs temples pour les protéger de l’inflation et des dévaluations de la monnaie. Même dans les temps modernes, l’or reste un refuge pour les gens en temps de crise économique. « Achètes-en pour te protéger contre les aléas de la vie », conseillent nos aînés. Il ne rapporte ni intérêt ni dividendes et pourtant il reste la valeur refuge par excellence, surtout à long terme.
Ainsi consulter les prix quotidiens de l’or fait, depuis quelque temps, partie des habitudes des Egyptiens. Certains n’ont cessé d’appeler les bijouteries ou de les visiter pour savoir le moment opportun d’investir dans le métal jaune, considéré comme étant une valeur de refuge en temps d’inflation. Selon le Conseil Mondial de l’Or (CMO), les Egyptiens ont dépensé, en 2022, près de 2,2 milliards de dollars pour acheter de l’or, contre 1,97 milliard en 2021 avec une augmentation de 11 %, alors que l’Egypte a acheté l’année dernière près de 38 tonnes d’or contre 34,1 en 2021, enregistrant la plus forte demande sur le métal précieux depuis 2013, soit 1 % de la demande mondiale sur l’or à la fin de l’année.
On se retrouve donc face à une donne contradictoire : ne pas en acheter parce que c’est trop cher ou en acheter pour préserver la valeur de l’argent. Ces derniers temps, l’engouement pour cette valeur refuge a contribué à faire monter les prix. « L’or demeure roi, car assurant un gain de capital rapide. Celui qui a acheté le mois dernier le gramme d’or, carat 21, à 2 500 L.E. peut le vendre aujourd’hui à 3 300 L.E. », explique Raouf Sabri, bijoutier installé depuis 40 ans à Al-Sagha, tout en ajoutant qu’il y a aussi des clients qui viennent vendre leur or. Entre particuliers qui ont du mal à joindre les deux bouts et personnes qui veulent arrondir leurs fins de mois grâce aux anciens bijoux dont ils n’ont plus l’utilité, les vendeurs d’or ne manquent pas. Des médias qui relatent les nouvelles de la crise économique avec des chiffres sur le prix de l’or plus étourdissants les uns que les autres et le tour est joué. Les particuliers se dirigent tout droit chez les bijoutiers. De vieux bijoux de grand-mère trouvés au fond d’un tiroir permettent à certains de sortir la tête de l’eau en ces périodes difficiles.
Le cours de l’or donne le vertige aux jeunes mariés. (Photo : Reuters)
Acheter puis vendre, vendre puis acheter
Siham Ossama, la cinquantaine, lorgne le cours de l’or dans la vitrine d’un bijoutier. Elle raconte l’effervescence des vendeurs de lingots et de pièces d’or ces derniers jours. « J’ai bien de l’argent en banque, mais par les temps qui courent, l’or est mon seul refuge face à la crise ». A l’image de cette femme, ceux qui achètent ces jours-ci sont des personnes qui ont déjà des liquidités disponibles et non pas de petits épargnants qui ont peur. C’est aussi le cas de Mohamed Labib, ingénieur, qui ne veut plus laisser son argent « dormir » en banque en ces temps d’inflation. Une fois qu’il a appris que l’once d’or a enregistré un record, il s’est décidé d’en acheter avec l’espoir de réaliser des gains rapides. « Je m’aperçois que l’once d’or ne cesse d’augmenter d’un moment à l’autre. J’ai l’impression qu’on va revenir au bas de laine. Avant, c’était la monnaie et maintenant je crois qu’on va se déplacer avec des petits sacs de pièces d’or, à l’ancienne », dit-il en souriant.
La chabka en or : un « must have » qui risque de disparaître de la tradition des Egyptiens. (Photo : Al-Ahram)
Les nouvelles astuces
En réaction au coût plus élevé de l’or, plusieurs fabricants songent à produire des bijoux contenant de moins grandes quantités de métal. « Plus l’or monte, plus on doit être créatif », lâche Hakim, artisan bijoutier dans le métier depuis une trentaine d’années. « Pourquoi ne pas faire l’or en 9 et 14 carats à l’instar des grandes marques qui ont pris l’habitude de faire côtoyer des matériaux très différents comme l’acier et or, la céramique et l’or ou encore la présence accentuée de pierres précieuses permettant de diminuer la part de l’or dans le bijou ? », renchérit-il. Une idée rejetée par Zakhary Wassef, un ancien joaillier au quartier d’Al-Gamaliya. « Au bout d’un moment, cela devient infaisable. Les fabricants sont au minimum. Ils ont enlevé tout le gras qu’il y a sur la bague. Si les prix montent encore, ça va devenir un problème de travailler cette matière-là », dit-il. Chez Wassef, les clients sont de plus en plus nombreux à apporter leur or principalement pour le transformer en un nouveau bijou. Une façon de se faire plaisir avec un nouveau bijou sans se ruiner.
« Ni la conjoncture difficile ni l’augmentation du prix de l’or n’empêcheront les gens de se marier, ils le paieront plus cher, achèteront des modèles plus légers ou se tourneront carrément vers l’argent », estime Wassef. Et de conclure : « Heureusement que nous avons toujours certains clients qui aiment les bijoux et qui peuvent encore continuer à en acheter ».
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