Al-Ahram Hebdo : Le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, a effectué cette semaine sa quatrième tournée au Moyen-Orient depuis le déclenchement de la guerre à Gaza le 7 octobre 2023. Quel est l’objectif cette fois-ci de sa tournée ?
Mohab Adel : La tournée de Blinken intervient dans un contexte géopolitique tendu au Moyen-Orient, notamment après la frappe israélienne contre un bureau du Hamas au sud de Beyrouth, qui a causé la mort du numéro deux du Hamas, Saleh Al-Arouri, et de deux commandants des Brigades Al-Qassam. Cette frappe a également coïncidé avec les attentats qui ont visé un rassemblement près de la tombe de l’ancien commandant iranien de la Force Al-Qods, Qassem Soleimani, pour commémorer le 4e anniversaire de son assassinat dans la ville de Kerman au sud de l’Iran. L’agenda de la visite du secrétaire d’Etat américain a été établi conformément à ces données. La guerre à Gaza a été le principal sujet de discussion. Les négociations avec le côté israélien ont porté sur « la transition vers la phase suivante » de la guerre, les mesures susceptibles d’atténuer les pertes parmi les civils à Gaza, la situation en Cisjordanie et la nécessité d’une désescalade de la part des colons extrémistes avec les Palestiniens. Blinken a également axé son discours sur la médiation visant à « libérer tous les otages » détenus par les mouvements de résistance palestiniens.
A cela s’ajoute le dossier de la stabilité régionale et de la prévention d’un élargissement du conflit. Blinken cherche, à travers son discours dans la région, à se mettre d’accord sur des mesures qui empêcheraient le conflit de s’étendre à d’autres fronts, outre la nécessité de sécuriser la navigation et les navires marchands dans les voies maritimes de la région.
— Comment voyez-vous le timing de cette tournée ?
— L’importance du timing est liée aux tensions actuelles, notamment en ce qui a trait à la dynamique du conflit, à l’éventualité de son expansion à d’autres fronts et à l’escalade de la part d’Israël qui a recours aux assassinats ciblés contre les dirigeants de la résistance palestinienne.
Par conséquent, les pourparlers de Blinken visent à exhorter certaines parties régionales à intervenir pour ramener le calme sur les fronts qui sont susceptibles de s’engager dans une escalade militaire contre Israël, en particulier au Liban, en Iraq et au Yémen, où se trouvent les milices soutenues par l’Iran. Et ce, afin de réduire les tensions régionales en échange de garanties américaines sur l’engagement d’Israël à ne pas poursuivre les assassinats des dirigeants de la résistance, en particulier ceux qui se trouvent au Qatar et en Turquie.
— Malgré tout cela, la stratégie américaine consistant à fournir des armes à Israël se poursuit. Qu’en pensez-vous ?
— Depuis les événements du 7 octobre 2023, l’Administration américaine dirigée par Biden n’a raté aucune occasion pour confirmer son engagement en faveur de la sécurité d’Israël, le plus important allié stratégique des Etats-Unis. Cela s’est traduit par de multiples formes de soutien, dont le plus important a été la visite du président américain en Israël le 18 octobre 2023. C’était la première fois qu’un président américain se rende à Tel-Aviv durant une escalade en cours. L’autre soutien, non moins important que le soutien politique, est le soutien militaire à Tel-Aviv, auquel Washington s’est engagé conformément aux règles qui l’obligent à garantir la supériorité militaire et qualitative d’Israël, règles établies par le Congrès américain en 1977 dans une clause stipulant que « compte tenu des relations historiques particulières entre les Etats-Unis et Israël, les ventes d’armes américaines aux pays du Moyen-Orient ne devraient ni affaiblir la puissance de dissuasion d’Israël ni fragiliser l’équilibre militaire au Moyen-Orient ». Le plus important à cet égard est peut-être ce qui a été expliqué par le secrétaire d’Etat américain à l’époque, Alexander Haig, devant le Congrès en 1981, lorsqu’il a souligné que « l’un des fondements de la politique américaine depuis la guerre d’Octobre 1973 est de veiller à ce qu’Israël garde une supériorité militaire qualitative au Moyen-Orient ».
Il est donc naturel que les Etats-Unis fournissent à Israël les armes les plus récentes, notamment au vu de la nature de cette guerre asymétrique, qui nécessite des armes de pointe comme les bombes anti-bunker. Dans ce contexte, Washington estime que la fourniture de ces armes à Israël garantit sa continuité dans la guerre contre les mouvements de résistance palestiniens qui ont jusqu’à présent prouvé leur capacité à faire face à l’Etat hébreu. C’est sur quoi Washington et Israël comptaient pour faire pression sur la résistance palestinienne afin qu’elle capitule après avoir atteint l’objectif d’épuiser ses capacités militaires. C’est pourquoi la Chambre des représentants américaine a approuvé, début novembre dernier, la demande de l’Administration du président Joe Biden d’allouer 14,3 milliards de dollars d’aide militaire à Israël.
— Quelle est la vision américaine au sujet de l’avenir de Gaza après la guerre ?
— La vision de Washington sur le scénario de l’après-guerre repose sur plusieurs fondements essentiels. Il s’agit de prendre des mesures de nature à régler de manière permanente le conflit israélo-palestinien, notamment l’adoption d’un mécanisme durable dirigé par les Palestiniens pour la reconstruction et la gouvernance de la Cisjordanie et de la bande de Gaza réunis. Il y a aussi le rejet des plans visant à déporter de force les Palestiniens de Gaza et le fait de permettre aux Palestiniens de retourner dans leurs foyers et leurs quartiers après la fin des combats, en plus de la fourniture d’une aide humanitaire accrue et durable aux civils de Gaza et la reprise des services de base.
Cette vision se heurte à de nombreux obstacles, notamment au refus d’Israël, exprimé par les membres de la coalition d’extrême droite, qui adoptent une rhétorique d’escalade, notamment en ce qui concerne l’appel à la déportation des Palestiniens, et les appels à « l’émigration volontaire » promue par Netanyahu et les membres de son gouvernement.
— Quels sont les objectifs de la coalition formée par les Etats-Unis pour protéger la sécurité de la navigation en mer Rouge ?
— L’opération multinationale de protection du commerce en mer Rouge, Gardiens de la prospérité, lancée par le secrétaire américain à la Défense, Lloyd Austin, le 18 décembre dernier, vise à élargir l’actuelle force opérationnelle maritime internationale, dans le cadre de la Combined Task Force 153, qui comprend 39 pays, pour devenir une coalition internationale qui fournit des ressources à la protection de la liberté de navigation. Cependant, les calculs des pays de la région, notamment les pays du Golfe, ont empêché ces Etats d’y adhérer, à l’exception de l’Etat de Bahreïn, dont le rôle devrait être limité et confiné à l’aspect logistique, étant donné qu’il abrite le quartier général de la 5e flotte de la marine américaine. Les pays de la région évitent de rejoindre cette coalition, étant donné qu’elle a été créée pour affronter les Houthis, milices soutenues par l’Iran, ce qui peut créer des tensions avec les pays de la région qui ont rejoint l’alliance avec l’Iran. N’oublions pas aussi qu’il y a un processus de normalisation entre l’Iran et l’Arabie saoudite. C’est pourquoi la plupart des pays de la région ne veulent pas adhérer à l’opération Gardiens de la prospérité pour ne pas nuire à leurs intérêts et à leurs activités commerciales qui seront la cible des milices houthies, d’autant plus que les navires commerciaux israéliens sont déjà ciblés, ce qui pourrait étendre le conflit qui se transformerait alors en guerre régionale dans laquelle les pays de la région seraient entraînés face à l’Iran et à ses branches armées dans la région.
— A l’approche de l’élection américaine, la popularité de Biden est en baisse. Pensez-vous que cette tournée vise à redorer son image ?
— Les pourparlers du secrétaire d’Etat américain portent sur la nécessité qu’Israël facilite l’accès de l’aide humanitaire de manière accrue et durable aux civils à Gaza, annule son plan de déportation forcée des Palestiniens, et prenne des mesures pour diminuer les pertes parmi les civils à Gaza. Tout ceci vise à atténuer les critiques internes adressées à l’Administration américaine pour son soutien absolu et sa complicité avec Israël tout au long de la guerre, qui a tué environ 23 000 Palestiniens. L’Administration américaine vise, à travers cette tournée, à améliorer son image, notamment à l’intérieur des Etats-Unis, en particulier à l’approche de l’élection présidentielle, et essaye d’obtenir le soutien électoral des Américains d’origine arabe et islamique, alors que les sondages d’opinion ont révélé une baisse de leur soutien à Biden avec le début de la guerre, passant de 59 % à seulement 17 %.
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