Impossible de rater une pièce de théâtre, ici ou ailleurs. Elle suit presque toutes les nouveautés, avec une curiosité ardente. On entend ses éclats de rire dans la salle. Et à la fin du spectacle, elle vient saluer les équipes de travail, ou comme elle répète souvent «
mes enfants ». Nehad Selaiha les encourage, leur adresse une critique, puis elle file assister à un autre spectacle.
Critique et professeur d’art dramatique, Nehad Selaiha a remporté cette année le prix d’estime de l’Etat pour ses efforts déployés dans le champ théâtral. « Les prix ne m’intéressent pas forcément. Mais celui-là en particulier signifie que l’Etat tient à encourager les gens du théâtre. Cela promet de l’avenir pour les futures générations », dit-elle.
Depuis une quarantaine d’années, Selaiha ne cesse de semer l’espoir parmi les jeunes artistes. Elle les pousse à aller de l’avant, suit leur démarche et écrit sur leurs oeuvres, en anglais ou en arabe. Malgré ce long parcours, elle se nourrit d’idées jeunes et adopte l’esprit ouvert de la nouvelle génération.
De retour d’un séjour en Norvège le mois dernier, elle annonce : « On a appris aux étrangers une belle leçon ». Son visage ne cache pas sa fierté, puis elle étoffe : « Mon voyage en Norvège était pour assister à une conférence sur la politique et le théâtre. C’était une occasion d’informer les Européens sur la révolution du 30 juin. La délégation égyptienne a bien réussi sa mission, en rectifiant l’image faussée répandue dans les médias occidentaux ». Le festival célébrait Ibsen et son théâtre engagé. « J’en ai profité pour tout dire : les défauts du régime des Frères musulmans, leurs mensonges et la souffrance des Egyptiens sous leur férule ».
Furieusement elle reprend : « Le journaliste de gauche Salah Eissa nous avait avertis quant au danger des Frères musulmans. Il nous a conseillé, à travers ses articles, de bien relire l’histoire de ce mouvement islamique, disant qu’il a toujours adopté le mensonge comme modèle ».
Au lendemain de son anniversaire, le 29 juin dernier, Selaiha a déclaré son soutien à la nouvelle vague de la révolution, s’insurgeant parmi d’autres contre le régime de Morsi. Mais auparavant, elle a participé au sit-in des intellectuels, devant les locaux du ministère de la Culture à Zamalek, au Caire : « Ce sit-in a constitué l’étincelle de la révolution du 30 juin. Les intellectuels se sont révoltés contre le ministre de la Culture, désigné par les Frères musulmans, et ses mesures répressives. Pour la première fois, ils ont choisi de défendre leur ministère lequel doit être dirigé par l’intelligentsia, et non par des fonctionnaires ». Au cours du sit-in, Nehad Selaiha a remarqué à quel point le public était assoiffé d’art : « Les petites gens se contentaient de regarder les artistes se produire dans la rue, devant le ministère : ballet, théâtre, musique. Ils ont ressenti que les intellectuels et les artistes leur sont proches, ce ne sont pas des gens qui vivent sur une autre planète ».
Pour Nehad Seleiha, l’Egypte est en cours de réforme. La critique garde espoir. Et par la suite, elle croit fortement à l’avenir du théâtre égyptien. « On ne peut nier que le mouvement théâtral, en dehors des planches de l’Etat, est assez prometteur. Depuis les années 1990, les troupes indépendantes ont fait la preuve qu’elles sont à même de produire des oeuvres intéressantes, malgré les conditions défavorables. Pourtant, les théâtres gérés par l’Etat souffrent de négligence et de fermeture », évoque-t-elle.
Souvent les critiques et les hommes de théâtre parlent de « la crise du théâtre égyptien », mais Selaiha rejette le terme. « Depuis mes débuts dans ce domaine, dans les années 1960, j’entendais les gens parler de la crise du théâtre », lance-t-elle non sans ironie. Elle pousse un long soupir, puis reprend : « Il n’y a pas de crise. Il faut d’abord définir ce que c’est qu’une crise. Le théâtre de l’Etat a été créé après la Révolution de 1952 pour soutenir les points de vue du régime. Pourtant, son véritable atout est d’être le porte-parole de l’opposition. Sous Nasser, le théâtre faisait passer directement les messages du leader de la nation. Plusieurs dramaturges et metteurs en scène étaient mis en prison, comme Alfred Farag. Cela n’empêche que le théâtre avait un rôle important, il constituait une valeur sûre de la société ».
Sous Sadate, le régime n’accordait d’intérêt particulier ni au théâtre, ni aux artistes. On cherchait plutôt d’autres moyens de divertissement. Et sous Moubarak, le théâtre de l’Etat a perdu de son aura. C’est la dégradation totale. « Le secteur théâtral doit subir une réforme radicale. Il souffre gravement de la bureaucratie. Plusieurs théâtres sont actuellement fermés. Il n’y a pas de plan marketing pour les spectacles produits, etc. », ajoute-t-elle. Y a-t-il une issue ? « Il faut avoir un accord, une coordination quelconque, entre le théâtre de l’Etat et les troupes indépendantes », dit-elle.
Nehad Selaiha réclame aussi le retour du Festival du théâtre expérimental du Caire, et déplore son arrêt depuis 2011 : « Ce festival a placé l’Egypte sur la carte des festivals théâtraux de par le monde. Plusieurs jeunes ont été initiés au théâtre grâce à cette manifestation internationale. Les troupes indépendantes sont le fruit de ce festival. De plus, le festival a permis de traduire plus de 500 essais critiques. Il faut absolument que les organisateurs adoptent une stratégie plus rationnelle ».
Nehad Selaiha est une femme qui croit en l’avenir du théâtre et défend son existence dans les écoles, les universités, les provinces … Sa passion pour cet art s’est révélée au lycée de Choubra. « C’était un lycée gouvernemental, où l’on enseignait essentiellement en arabe. Mais j’avais une excellente professeur d’anglais qui nous a donné une très bonne base. Un jour, cette enseignante nous a proposé de jouer sur les planches Le Marchand de Venise de Shakespeare », se souvient-elle. Une expérience qui a bouleversé la jeune Nehad Selaiha laquelle est tombée amoureuse de l’art dramatique et du jeu. « J’ai eu envie de devenir comédienne », confie-t-elle.
A l’Université du Caire, Selaiha a rejoint la faculté des lettres, section anglaise. « J’aimais les langues et la littérature. Je rêvais aussi de séjourner à Londres pour étudier le jeu à RADA (l’académie royale des arts dramatiques) et devenir Maggie Smith l’Egyptienne », souligne-t-elle. Pendant ses études universitaires, Nehad s’est fiancée avec le jeune maître de conférences Mohamad Anani. « Après mes fiançailles, je parachevais mes études et me rendais de temps à autre à la revue du théâtre où travaillait Anani. On assistait aux spectacles ensemble, jusqu’à minuit. Mon père était un homme libéral et m’encourageait à faire ce que je voulais », raconte-t-elle.
Faire une carrière de comédienne, un rêve avorté ? Selaiha a subi l’impact de la société conservatrice qui ne voyait pas dans le métier de comédienne une belle carrière pour une jeune fille.
Diplôme en poche, elle part pour l’Angleterre, où son conjoint avait eu une bourse d’études de 2 ans. « Plusieurs personnes nous ont conseillé de nous marier avant notre départ. Mais Mohamad et moi, nous avons préféré de vivre notre relation à distance, pendant ces 2 ans de bourse, afin de tester notre amour », dit-elle. Et d’ajouter : « Une fois que j’ai obtenu mon diplôme, il a envoyé à son frère une procuration pour finir les papiers du mariage ».
En Angleterre, le couple poursuit ses études. Ils assistaient à toutes sortes de spectacles. Et 3 ans plus tard, ils ont eu leur premier bébé, Sara. « Je suis restée sans travail précis pendant quelques années, j’en ai bien profité. On a mené une vie de vagabondage », plaisante-t-elle.
De retour au Caire, Nehad Selaiha refuse de rejoindre le corps enseignant à la faculté des lettres, comme son mari : « On travaillait dans le même domaine, mais je préférais que chacun ait sa propre carrière ».
Enseigner l’art dramatique à l’Académie des arts était donc la bonne solution. « Rachad Rouchdi, dans le temps président de l’Académie des arts et professeur de drame, m’a proposé de faire partie du corps enseignant de l’Académie des arts ». Pour Seleiha, enseigner l’art dramatique comblait sa passion. « Mon public est composé d’étudiants emprisonnés dans une salle. Je peux donc jouer librement, devant eux. De plus, ils n’ont pas le droit de sortir avant que je ne termine ma performance. Obligés de me suivre jusqu’à la dernière minute », souligne-t-elle.
L’Académie des arts a permis à Nehad Selaiha d’élaborer les théories de la critique et de suivre les activités des jeunes. Aujourd’hui, elle poursuit toujours ses « performances » ou plutôt ses cours à l’Institut de la critique artistique de l’académie. Elle se contente d’encourager ses anciens étudiants, jusqu’au bout. Avec dévotion, elle participe, comme d’autres auteurs, à publier des essais en Europe sur le théâtre égyptien : « Je me considère comme une messagère, faisant le lien entre le théâtre égyptien et son homologue international ». Une mission devenue sacrée qu’elle assume avec constance.
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