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Les larmes des femmes ne s’évaporent pas

Dalia Chams , Jeudi, 21 décembre 2023

Au cours de la sixième édition du Festival international du film d’El Gouna, les malheurs du Moyen-Orient étaient surtout racontés par des voix féminines, à travers des oeuvres mouvantes, en lien avec l’esprit du temps.

Les larmes des femmes ne s’évaporent pas
Une édition qui se déroule dans des conditions difficiles.

Les paroles chantées par la réalisatrice Leïla AlBayaty résonnent encore dans nos têtes « Je suis libre. Je suis braise. Je suis révolution ». On retient leur rythmique et la manière dont son vrai père dans le film essaye de lui faire parvenir la sonorité des mots en arabe. C’est la première mondiale du long documentaire D’Abdul à Leïla, projeté au Festival d’El Gouna, en compétition officielle.

La réalisatrice franco-iraqienne narre elle-même son histoire, en explorant ses racines. Elle commence par dire que son père, Abdul Ilah AlBayaty, lui avait envoyé des lettres en arabe, alors qu’elle ne parlait pas un mot d’arabe. Dissident du parti Baath, il vit en exil depuis belle lurette, a épousé une Française, Simone, sa mère, et se sont installés dans le Cantal, au massif central. Il voulait écarter ses filles de sa culture d’origine pour leur épargner les peines qu’il a subies, donc il ne leur a pas appris sa langue maternelle, préférant qu’elles grandissent en tant que Françaises. Cependant, par moment, il ne leur permettait pas d’agir en tant que telles, leur interdisait certaines choses en contradiction avec ses propres valeurs, alors qu’elles n’arrivaient pas à digérer les raisons. A partir de la première guerre du Golfe, il est devenu hanté par le fantôme de l’Iraq, et les poussait à en connaître davantage. D’où leurs relations parfois tumultueuses.


Sept hivers à Téhéran.

En 2004, Leïla se rend à Bagdad, et perd en partie sa mémoire, à la suite d’un accident fâcheux qui a limité son activité pendant un certain temps. Elle avait déjà commencé à tourner quelques images en 2001, avec l’idée de faire un film sur son père, mais après s’être remise de son accident, elle a décidé de changer légèrement d’angle pour vider sa mémoire traumatique. Elle a ressenti le besoin de fouiller dans les entrailles de leur passé pour s’en sortir. « J’ai recommencé à filmer en 2015 après avoir récupéré la mémoire (…) ma mère m’a servi de filtre, m’aidant à décrypter le parcours politique de mon père. Elle est le rocher du film, et m’a beaucoup soutenue afin de me délivrer », explique l’auteure du long métrage qui a effectué des études de musique et d’architecture, et qui est aujourd’hui à sa quatrième création cinématographique.

Sa narration fluide est accompagnée de ses dessins juvéniles qui illustrent en couleurs les chansons qu’elle a composées et qu’elle interprète par elle-même, pour raconter tout ce qu’elle a sur le coeur. Avec les membres de sa famille, présents dans le film, notamment son père, elle nous fait plonger dans le plus profond de son histoire afin d’y voir clair, sans se douter que ses fragments de souvenirs rassemblés vont lui mener une vérité plus lourde que ses larmes. « Le colonialisme est la forme la plus ignoble de toutes les dictatures », lance Abdul dans le film d’où se dégagent tant d’émotions vivement ressenties par tous ceux qui errent comme lui loin de chez soi, partagés entre plusieurs cultures.

La salle chavire d’émotion durant le débat qui a suivi la projection. Un Iraqien qui réside au Canada avoue s’y retrouver sincèrement. Il essaye d’étouffer ses pleurs, et Leïla AlBayaty lui répond d’une voix tremblotante. Quelques gouttes salées roulent sur les joues des spectateurs, et ceci se répète à plusieurs reprises durant les séances des films, programmés par le festival, évoquant souvent les malheurs des gens issus de régions sinistrées ou marquées par les conflits politiques.


Machtat.

Cauchemars de Gaza

Au cours de cette édition, on entend surtout des voix de femmes narratrices. Elles paient le prix fort durant les conflits, mais aussi elles maintiennent la flamme en racontant, en se dressant contre les systèmes patriarcaux omniprésents lesquels sous-tendent des mécanismes sociaux assez compliqués.

La réalisatrice palestinienne May Odeh présente son court métrage d’animation Drawing For Better Dreams (dessins pour de meilleurs rêves, 2015) en tenant son bébé dans les bras. Elle explique que c’est une oeuvre commanditée par une agence humanitaire portant sur les cauchemars des enfants à Gaza ; ceux-ci en font presque toutes les nuits à cause du stress post-traumatique, bien avant cette dernière guerre affolante. La cinéaste leur a demandé d’exprimer leurs mauvais rêves par des dessins, procédant à une thérapie par l’art. Elle a été étonnée du résultat ; les événements dramatiques survenus dans leur vie éclataient de couleurs. Alors, elle était résolue d’en faire un film d’animation.

En introduisant son oeuvre, May Odeh a essayé de retenir ses larmes, mais au bout de son intervention, elle ne savait plus comment les arrêter et a vite quitté la scène, faisant place à la projection, qui s’inscrit dans le cadre du programme spécial Palestin, regroupant dix films, dont notamment le long documentaire de Lina Soualem Bye Bye Tibériade, donné au dernier Festival de Cannes, mais aussi à celui de Marrakech le mois dernier.

Après des études d’histoire et de sciences politiques à la Sorbonne, Lina Soualem s’oriente vers le cinéma pour faire carrière de réalisatrice et comédienne, à l’instar de ses parents, tous les deux comédiens : la Palestinienne Hiam Abbas et l’Algérien Zinedine Soualem. D’ailleurs, son premier documentaire, Leur Algérie, a porté sur ses grands-parents algériens arrivés à Thiers dans les années 1950. Et voici son deuxième, Bye Bye Tibériade, qui rappelle la trajectoire de sa mère. Cette dernière a quitté Deir Hanna, son village en Galilée, à la fin des années 1980, car « elle étouffait et avait besoin de respirer, de se trouver ».


Joie éphémère (Transient Happiness).

 En faisant parler sa mère, Lina Soualem tisse l’histoire d’un peuple nié dans son identité, contraint de se réinventer sans cesse, une histoire faite de lieux disparus, de vécus transformés, de mémoires dispersées. « Ma présence dans le film est celle d’une génération de femmes, la première de la famille à être née hors de la Palestine. (…) A travers Hiam, Om Ali, Neamat (ndlr : son arrière-grand-mère et sa grand-mère), mes tantes, j’aimerais m’emparer des héritages familial, historique et visuel que m’offre cette filiation et les interroger, les confronter, tisser des liens entre eux pour tenter de répondre à la question qui me taraude : comment une femme habite le monde ? », précise-t-elle dans sa note de réalisatrice. Elle nous incite à nous demander comme l’a fait Leïla AlBayaty : qu’est-ce qui est vrai et qu’est-ce qui est faux quand on raconte une histoire du passé ?

Lieux perdus

Les yeux de Hiam Abbas brillent à plusieurs endroits du film dont la narration est en français et les dialogues se passent tantôt en arabe, tantôt en français. Elle a parfois des larmes dans la voix. Il en est de même pour le principal personnage féminin du film Transient Happiness (joie éphémère), du Kurde-iraqien Sina Muhammad, projeté dans la compétition des longs métrages de fiction.

Cette femme garde son vrai prénom Parwin, elle n’est pas une actrice professionnelle, mais elle colle parfaitement au rôle et l’incarne dans la plus grande subtilité. Ses regards sont sublimes, ils disent long sur ses émotions de femme qui se sent délaissée et qui souffre en silence. Elle échange très peu de mots avec son mari qui élève des moutons et vend leur viande dans les villages avoisinants, en Kurdistan. Ils vivent dans un bourg perdu à la frontière, entouré de montagnes, souvent frappé par des raids aériens turcs et iraniens.

Tout, la fatigue, la routine quotidienne d’élevage, les bombardements, l’indifférence de son mari … et un jour, elle lui dit ne plus pouvoir bouger, alors il s’empresse de l’emmener à l’hôpital sur sa moto, traversant des routes rocailleuses et de vastes champs de tournesols. En le serrant fort contre elle, reposant la tête sur son dos, Parwin recouvre le bonheur : il a peur pour elle et lui accorde toute son attention. Elle ne désire rien d’autre et lui demande de rebrousser chemin, car elle se sent nettement mieux. Ses yeux brillent, mais cette fois-ci, ce sont des larmes de joie et de gratitude.


D’Abdul à Leïla.

La sensibilité et la douceur de ce film tranchent avec l’ambiance grouillante et tapageuse du documentaire tunisien de Sonia Ben Slama, Machtat, mettant toujours en avant des protagonistes femmes. Celles-ci sont des musiciennes traditionnelles de mariage, vivant dans la ville de Mahdia, située au centre du pays. Le temps passe au rythme des mariages et des tambourins. Fatma et ses filles, Najeh et Waffa, sont différentes des autres femmes du coin. Elles jurent, fument et tiennent tête aux hommes. Elles aident tout le monde à célébrer, mais ne parviennent pas elles-mêmes à se marier ou à être épanouies dans leur vie de couple.

Leurs chants résonnent comme un exécutoire. La cinéaste nous invite à prendre part à un cercle exclusivement féminin qui n’est pas sans complaisance avec les règles de la coproduction. Car le film est financé par la France, la Tunisie, le Liban et le Qatar. C’est le portrait de trois femmes qui affirment leur voix ; il s’achève sur une scène spectaculaire haletante, qui se présente telle une séance d’exorcisme. Elles se défoulent, lâchent prise, sans toucher profondément le public en salle. Et ce, contrairement au documentaire de la réalisatrice allemande Steffi Niederzoll, Sept hivers à Téhéran, qui a fait salle comble à sa deuxième projection.

Le procès Reyhaneh

Les festivaliers se sont passé le mot, conseillant les uns les autres d’y aller en étant munis de mouchoirs. Car il s’agit de l’histoire à couper le souffle de la jeune Reyhaneh Jabbari, née en Iran en 2007, accusée de meurtre et condamnée à mort, pour avoir poignardé un homme sur le point de la violer. Celui-ci était proche des cercles du pouvoir et des gardiens de la Révolution islamique, et donc la pauvre fille avait très peu de chance d’être sauvée.


Bye Bye Tibériade.

De nouveau la narration s’impose comme l’une des grandes modalités d’appréhension du monde. Les membres de la famille de Reyhaneh, exécutée en 2014 à la prison de Gohardasht, racontent son histoire tragique. On entend des extraits de son journal de prison, et sa voix ténue au téléphone au long de ses sept années à croupir dans une geôle. Ses deux soeurs, son père et surtout sa mère se battent en vain pour la libérer, mais aussi luttent pour les droits des femmes en Iran, bien avant le déferlement de la dernière vague de protestations. « J’ai rencontré sa mère, Shole Pakravan, en Allemagne où elle a cherché refuge avec ses deux filles, et j’ai commencé à travailler sur le film, à leur demande, en 2017. Quelques scènes ont été tournées clandestinement dans les rues par des équipes locales, qui risquaient bien sûr une peine de prison, et d’autres ont été filmées miraculeusement par la soeur de Reyhaneh lorsqu’elle lui rendait visite en tôle, et ce, outre les anciennes vidéos de famille, ainsi que les images d’archives », a souligné la réalisatrice, en réponse aux questions du public. Dans la salle, on suffoquait de larmes et de colère, on avait envie de crier avec la maman de Reyhaneh et avec tant d’autres mères affligées « Allez en enfer ! ».

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