Al-Ahram Hebdo : Avez-vous hésité à participer à la dernière édition du Festival du théâtre des jeunes, qui a eu lieu récemment à Charm Al-Cheikh (du 25 au 30 novembre), à cause de la guerre sur Gaza ?
Richard Talbot : Le conflit est un désastre, notamment pour ceux qui sont à proximité, mais ce qui se passe est également choquant aux yeux du monde entier, car on y est impliqués d’une manière ou d’une autre. Je pense que c’est même plus important d’entrer en interaction avec les hommes et les femmes du théâtre issus du Moyen-Orient en ce moment précis. Une fois de retour, j’aimerais partager avec mes collègues en Angleterre d’autres images de la région, moins sinistres, plus tranquilles que celles que l’on voit dans les médias. La pensée créative est la seule issue, permettant d’échapper au conflit, sur le long terme. Je savais qu’on est en sécurité à Charm Al-Cheikh, rien à comparer avec l’anxiété des personnes qui ont leurs familles à Gaza.
— Comment avez-vous trouvé cette nouvelle édition qui a pris fin le mois dernier ? A-t-elle été influencée par le conflit israélo-palestinien ?
— Le thème de cette année, « Théâtre pour l’humanité », a été largement inspiré par les événements en cours. La cérémonie d’ouverture a mis l’accent sur le rôle du théâtre quant à exprimer l’empathie envers les victimes d’un conflit et quant à créer des modes d’échange et de coopération entre les créateurs venus de partout. Lorsque le dialogue politique paraît impossible, il serait utile que les politiques prêtent attention à ce que disent les artistes.
Le festival, encore à ses débuts, a accueilli des troupes du Japon, de la Corée, de la Bulgarie, de la Croatie, de l’Italie, de la Mongolie … Il constitue une belle occasion de survoler les nouvelles créations, leurs différentes formes et techniques. Les organisateurs ont fait en sorte d’assurer une bonne publicité afin d’attirer le public, et j’étais ravi qu’on soit tous logés dans le même hôtel, pour mieux communiquer autour de nos oeuvres.
— Les pièces comiques peuvent-elles aider à contrecarrer les effets de la guerre, à surmonter les moments difficiles ?
— Il y a toute une branche de la « bouffonnerie », une section du travail des clowns, dédiée au traitement des traumas par la comédie. Les clowns peuvent créer une zone réservée au jeu et au plaisir, en pleine crise, dans les camps de réfugiés à Gaza ou en Syrie, à titre d’exemple. Clowns Without Borders (clowns sans frontières, Etats-Unis) et The Institute of Very Very Serious Studies (l’institut des études très très sérieuses, au Liban) ont largement travaillé dessus. Patch Adams, rendu célèbre par le comédien Robin Williams en 1998, a pris pour mission d’aider les enfants à mieux accepter leur présence dans les hôpitaux. C’est une approche adoptée aussi par le comédien belge Jos Houben, mais il y en a d’autres suivies en Ecosse afin de traiter avec les vieilles personnes atteintes de démence. Ranad Thalgi en Jordanie a exploré également l’impact des jeux interactifs dans ce même objectif.
— Quelle est la valeur de la philosophie du rire en temps de crise ?
— Sigmund Freud a souligné la ressemblance entre les rêves et les anecdotes. Il a expliqué que les rêves nous permettent parfois de surmonter les obstacles pendant le sommeil et que les blagues, le rire, ont une vraie fonction de soulagement, ils constituent des mécanismes de décharge. Ils peuvent paraître inutiles ou peu productifs en termes économiques, mais en réalité ils sont essentiels pour la vie sous pression comme dans les sociétés capitalistes. Il faut donc faire place au rire lequel nous permet de faire table rase de ce que nous sommes, de « nous oublier » pendant un moment. Pour le célèbre philosophe Slavoj Zizek, la blague cristallise le propos, elle en est même le support. Elle se joue de la logique formelle. D’autres comme Erasmus et Kierkegaard s’en sont servis afin d’évoquer des concepts philosophiques.
— Le festival a été pour vous une occasion de renouer avec l’Egypte que vous avez connue dans les années 1980. Qu’est-ce que vous êtes venu faire à l’époque ?
— J’ai célébré mes 19 ans à Mansoura dans le Delta égyptien, en 1986. J’avais à peine commencé à travailler en tant que professeur d’anglais, auprès de l’école grecque là-bas, dans le quartier de Toreil. J’avais décidé de faire une année sabbatique avant de poursuivre mes études universitaires en Grande-Bretagne. J’ai eu le temps de voyager, de sillonner le pays en long et en large, d’apprécier le sens de l’humour à l’égyptienne.
Des années plus tard, précisément en 2022, j’ai eu la chance de revenir au Caire, en tant que membre du jury du Festival international du théâtre expérimental. J’ai été particulièrement touché par l’enthousiasme du public et l’interaction avec les artistes et les universitaires présents.
Cette fois-ci, le fait d’avoir une programmation spéciale dédiée aux jeunes créations me semble un très bon modèle à suivre afin d’aider à développer les talents.
— Quelle différence y a-t-il, à votre avis, entre la comédie en Egypte et en Angleterre, vous qui enseignez les arts de la performance à l’Université de Salford depuis 2010 ?
— L’humour de la troupe britannique Monty Phyton est apprécié un peu partout aux Etats-Unis comme au Japon. Il en est de même pour l’Egypte qui a sans doute influencé tout le Moyen-Orient de par l’importance que revêt la comédie au sein de sa culture. D’après ce que j’ai pu voir à travers les séries TV ou les films, les comédies se nourrissent de situations absurdes et de personnages excentriques. Peut-être en Angleterre, la satire peut-elle aller encore plus loin, elle émane de notre système social, et le plaisir qu’on éprouve à tourner le pouvoir en dérision.
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