Mardi, 15 octobre 2024
Al-Ahram Hebdo > Au quotidien >

Si loin, si proches …

Chahinaz Gheith , Samedi, 11 novembre 2023

Peur, anxiété, colère, impuissance, voire culpabilité. Les Palestiniens vivant en Egypte subissent eux aussi les affres de la guerre. Cloués face aux écrans et aux téléphones portables, ils sont à l’affût de la moindre nouvelle sur leurs familles. Témoignages.

Si loin, si proches …
(Photo : AP)

« Depuis le début des bombardements, je ne dors pas. Quand j’arrive enfin à trouver le sommeil une heure, je fais des cauchemars », lance Sélim Samara, 42 ans. Les yeux rivés sur le téléviseur, il regarde les images en boucle qui défilent, celles des destructions, mais surtout des morts et des blessés. Pour lui, c’est le seul moyen de savoir si les frappes aériennes ont touché son quartier et sa famille à la bande de Gaza. Fils du camp de Jabalia, il l’a quitté il y a 6 ans et travaille maintenant comme électricien dans une entreprise au Caire. Il explique que sa famille s’est réfugiée dans un appartement avec 7 autres familles lorsque la zone a été bombardée, détruisant plusieurs bâtiments. Il a perdu ses quatre oncles, leurs épouses, leurs enfants et leurs petits-enfants, environ 35 personnes. Quant aux membres de la famille de sa femme, certains sont atteints de graves blessures et d’autres sont injoignables et leur sort est inconnu. Inquiet et stressé, il compte les jours entre chaque message reçu de sa famille. « Chaque fois que j’essaie d’appeler un parent ou un ami, je dois essayer pas moins de 12 fois. Et quand j’arrive à les joindre, la voix de mon interlocuteur est à peine audible à cause des bruits de détonation. Ça coupe au milieu de la conversation 3 ou 4 fois. Parfois, je reçois les messages avec du retard », confie Sélim qui vit dans la peur de perdre subitement contact avec ses proches. Il raconte comment il s’était effondré lorsqu’Internet a été coupé et que toute communication est devenue impossible, le 29 octobre.

Même quand Internet a été rétabli, les appels étaient très brefs. Faute d’électricité, les Gazaouis craignent que la batterie de leur portable ne s’épuise et qu’ils ne puissent pas la recharger. Mais Sélim garde un enregistrement de toutes ses conversations avec eux, car il sait qu’une d’entre elles pourrait être la dernière. Il ne cesse de suivre les réseaux sociaux et voir des photos des victimes. Il reconnaît certains visages et scrute les autres pour s’assurer que ses proches ne figurent pas parmi eux. « C’est dévastateur. Les monuments de la ville ont changé. J’ai vu à la télévision l’ampleur des destructions dans des quartiers tels que Beit Lahiya, Al-Zaytoun, Tell Al-Hawa et Al-Rimal, situé au centre de Gaza et qui comprend des bureaux, des entreprises et des immeubles résidentiels. Tout est méconnaissable », déclare Sélim, en affirmant que la dernière fois qu’il avait contacté sa famille par téléphone, il l’a trouvée en train de se préparer à évacuer la maison. « Tous mes proches ont également évacué leurs maisons et sont allés vivre chez d’autres proches. Lorsque j’appelle ces proches pour prendre de leurs nouvelles, je constate que tout le monde est à nouveau en train d’évacuer leurs maisons pour se rendre vers une troisième destination. Il n’y a aucun endroit sûr dans tout Gaza », explique-t-il.

La peur au ventre

Sélim ne cesse d’invoquer Dieu et de réciter des versets du Coran pour que ses parents soient en sécurité. « Nous placerons une barrière devant eux et une barrière derrière eux. Nous les envelopperons de toutes parts pour qu’ils ne voient rien (sourate Yassine, verset 9) », répète-t-il, tout en se rappelant les images de bombardements, les vidéos parfois crues diffusées en boucle à la télévision. « C’est intenable de voir ces photos de blessés, de cadavres, de morceaux de corps. Je pense tout le temps à ma famille et à tous les Gazaouis. Ils sont dans une impasse. Mourir ou attendre de mourir », fulmine Sélim. Ironie du sort, ce sont les gens sur place qui le consolent. « Mon père et mes frères acceptent la réalité, ils savent qu’il y a de très fortes chances qu’aucun d’entre eux n’en sorte vivant. Ils ont essayé de me réconforter, alors que c’est moi qui devrais le faire ».

Idem pour Mona Nidal, étudiante en médecine, qui reste toujours accrochée à son téléphone, à l’affût de la moindre nouvelle de ses parents. Chez elle, la télévision ne s’éteint jamais pour suivre l’évolution de la situation. Lorsqu’on lui demande si elle communique avec sa mère et ses deux frères restés à Khan Younès, son regard pétillant s’obscurcit. « Au début, je les avais au téléphone presque tous les jours mais maintenant qu’il n’y a plus d’électricité, je n’arrive pas à les joindre. Les téléphones restent éteints. Tout ce que je sais, c’est qu’ils vont très mal », dit-elle, abattue. Cela fait 6 jours qu’elle n’a aucune nouvelle des siens. Mona se réveille chaque jour sans pouvoir se concentrer en cours, inquiète du sort de sa famille. Elle ne dort pas plus de deux à trois heures par jour. Et dès qu’elle se réveille, son premier geste, c’est de prendre son téléphone pour essayer d’appeler ses proches. Elle passe des heures et parfois des jours à attendre que deux coches apparaissent sur son WhatsApp pour savoir que son message a atteint sa famille piégée sous les bombardements. Un petit souhait très simple, mais pour elle, c’est une question de vie ou de mort. Pourtant, une fois le message arrivé, une autre étape de tension survient : l’attente d’une réponse. « Parfois, je reçois des textos qui me disent : Nous sommes vivants. Mais comme il n’y a pas de réseau, ce sont peut-être des SMS envoyés la veille. S’il leur arrive quelque chose, je ne sais pas comment je vais vivre », confie Mona.

La jeune fille raconte que la dernière fois qu’elle a eu sa mère au téléphone, celle-ci lui a dit qu’elle avait quitté la maison avec ses frères pour se rendre dans un centre de formation de l’Office de secours et de travaux des Nations-Unies pour les réfugiés de Palestine (UNRWA). Dans ce centre, il y a des étrangers, des travailleurs européens et américains employés par des ONG. Raison pour laquelle beaucoup de monde s’est rendu dans ce centre : quand il y a des étrangers, normalement, le site n’est pas bombardé. C’est pour cela qu’à chaque message qu’elle envoie à sa mère, Mona lui pose la même question : « Est-ce que les étrangers sont toujours avec vous ou non ? ». « Je crains qu’ils ne soient ciblés une fois que les travailleurs étrangers seront partis », dit Mona, pétrifiée par les images des frappes sur Gaza.

Colère et sentiment d’impuissance

En effet, depuis le 7 octobre, les Palestiniens de Gaza subissent les bombardements israéliens les plus intenses et aveugles jamais enregistrés, dévastant des quartiers entiers, des marchés, des écoles, des universités, des hôpitaux, des mosquées, des églises, des services de santé et des journalistes, entre autres. Des familles entières ont, une fois de plus, été éliminées de la surface de la terre. Plus de 10 000 Palestiniens ont été tués, dont près de 4 000 enfants, et près d’un million et demi ont été déplacés. L’Onu affirme maintenant que de nombreuses personnes pourraient mourir déshydratées à mesure que l’eau potable s’épuise et les experts de l’Onu tirent la sonnette d’alarme sur l’utilisation de la famine comme arme de guerre.

Face à cette guerre génocidaire contre les Gazaouis, les Palestiniens coupés de leurs familles à Gaza vivent dans la peur permanente de perdre leurs proches. Ziad Chafi, un Palestinien de 70 ans, raconte que lui et sa famille ont subi toutes les conséquences du siège de Gaza depuis 2007 et ont été témoins de toutes les guerres précédentes, mais que cette fois-ci, c’est différent. « Dans les guerres précédentes, il y avait un nombre minimum d’heures d’électricité par jour et un minimum de carburant et de nourriture, et ce n’est plus le cas aujourd’hui », souligne Ziad, rongé par le sentiment d’impuissance, de culpabilité, voire de colère face au silence et à l’indifférence des pays du monde à l’égard du massacre massif du peuple palestinien. « Je me sens coupable de manger à ma faim et de boire de l’eau propre. Je me sens coupable de vivre en paix, alors que les miens risquent leur vie à chaque minute ».

Furieux, Ziad s’indigne que la communauté internationale laisse faire ce massacre. « Il ne faut pas tolérer ce qui se passe à Gaza. Pourquoi tout le monde s’est mobilisé pour l’Ukraine quand elle était envahie et occupée par la Russie et pas pour les Gazaouis massacrés jour et nuit par Israël ? », s’insurge-t-il, résumant ce que pensent beaucoup de Palestiniens et d’Arabes.

L’espoir, malgré tout

Mais pour Ziad, l’inquiétude des Palestiniens pour leurs familles à Gaza ne date pas d’hier. La succession d’opérations militaires israéliennes de grande envergure et le blocus de la bande de Gaza depuis 2007 rendaient déjà le quotidien de leurs proches très compliqué. Il rappelle que 80 % des Gazaouis sont déjà des réfugiés de 1948, originaires de Haïfa, Jaffa, Ashkelon, Ashdod, chassés de leurs maisons vers le sud. « Ce qu’on vit aujourd’hui, c’est la Nakba de 2023. Les Palestiniens doivent à nouveau fuir vers le sud. L’armée d’Israël veut nous pousser dehors, vers le sud, comme en 1948. En nous appelant à quitter Gaza, Israël est en train de pousser des réfugiés à se réfugier à nouveau. Il veut vider Gaza pour l’annexer, en prétextant qu’il veut éradiquer le Hamas », estime-t-il.

Et bien que l’inquiétude le guette 24h sur 24, l’espoir en la cause de son peuple le garde motivé. « Aujourd’hui, malgré la peur et les conditions catastrophiques, les Gazaouis tiennent bon et préfèrent mourir dignement plutôt que fuir leur terre. Qu’attendez-vous d’eux ? Qu’ils se fassent tuer tous les jours et qu’ils ne fassent rien, qu’ils ne résistent pas ? ». Et de conclure : « Des Palestiniens meurent tous les jours certes, mais notre cause, elle, ne mourra jamais ».

Mots clés:
Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique