Al-Ahram Hebdo : Comment décrivez-vous la situation actuelle à Gaza un mois après le début du conflit ?
Barakat Al-Farra : C’est du jamais-vu. Gaza est aplatie, il ne reste plus rien. Un blocus total. Un effondrement du système humanitaire. Nous assistons à une crise humanitaire atroce, une population qui vit sous les tirs, qui ne demande que son droit à la survie. Une population sans eau potable, sans électricité, sans médicaments, sans toit, dépourvue d’aide médicale, des hôpitaux qui manquent de matériel et de soins. Plus de 2 millions de personnes qui attendent les camions d’aide humanitaire traversant au compte-gouttes le poste-frontière de Rafah et qui appellent le monde entier à leur ouvrir des couloirs humanitaires permettant le passage d’aides. Les quelques camions qui passent ne vont pas changer la situation, car il faut un flux. Et Même le fait de sécuriser l’accès à ces aides n’est pas garanti sous les bombardements incessants. A Gaza, c’est un moment tragique, une situation de crise exceptionnelle, une destruction. Chaque jour, la situation humanitaire se dégrade et les agences de secours lancent des cris d’alarme pour sauver des vies. Le siège imposé à Gaza fait que des tonnes d’aides sont bloquées et les agences de l’Onu indiquent que sans carburant, rien ne fonctionne : stations d’eau, hôpitaux, boulangeries ... Le bilan continue de s’alourdir. Israël ne fait pas la guerre à Hamas, mais contre la population. Il le fait délibérément. C’est un massacre.
— Que doit être la décision la plus urgente à prendre ?
— Sans un cessez-le-feu immédiat, la situation est condamnée à se détériorer. Israël, qui continue de bombarder soutenu par les Etats-Unis, avance comme prétexte que toute pause bénéficierait au Hamas. L’acheminement des aides reste tributaire de l’autorisation d’Israël, et donc c’est un cercle vicieux. La population de Gaza n’a plus de refuge pour échapper aux frappes. La question humanitaire doit être la priorité.
— Comment expliquez-vous que le Conseil de sécurité n’est parvenu à imposer ni un cessez-le-feu, ni une trêve humanitaire jusqu’à présent ?
— Les divisions au sein de la communauté internationale et des grandes puissances creusent une fracture incroyable. Les déclarations d’Israël selon lesquelles il n’y aura pas de trêve sans libération des otages nous mettent face à un vrai dilemme. Quant à la communauté internationale, elle est divisée sur le règlement du conflit. Certains dirigeants des pays européens tentent de réduire la cause palestinienne au Hamas, ce qui explique pourquoi ils interdisent toutes les manifestations de soutien à la Palestine. Même les discours officiels de ces dirigeants n’osent pas dénoncer cette atteinte flagrante au droit international. Pour la première fois, la vie des civils ne compte pas. Et les plus timides avancent que ce qui se passe est grave, mais qu’Israël a le droit de riposter pour se défendre. Quatre résolutions ont été rejetées en une semaine par le Conseil de sécurité. Un bloc occidental important a exprimé son soutien ferme à Israël. La communauté internationale a pour longtemps considéré que le statu quo est par défaut la solution d’un conflit sans solution. Même avant cette guerre, aucune initiative mondiale n’a été prise pour relancer un éventuel processus de paix. A l’échelle mondiale, malgré l’interdiction de manifestations, la rue crie sa colère car c’est l’humanité qu’on assassine. Quant aux puissances occidentales, elles se contentent de multiplier leurs appels à la nécessité de laisser entrer quelques convois humanitaires. Elles ferment les yeux sur cette catastrophe humanitaire. Ce qui est en train de se passer à Gaza est la preuve que la communauté internationale a abandonné la cause et le peuple palestiniens. Ces pays qui se contentent de regarder sont des complices des massacres.
— Jusqu’à quand les habitants de Gaza peuvent-ils supporter cette terreur ?
— Jusqu’au dernier souffle. Je le sais et j’en suis sûr. Aucun habitant ne répétera la même erreur, celle de 1948 où on a été obligés de quitter nos terres et maisons, dans l’espoir de pouvoir y retourner. Ce qui n’a jamais eu lieu. Israël, ayant obtenu le soutien de la Grande-Bretagne pour la création d’un Etat juif en Palestine, a conquis 78 % de notre territoire. Aujourd’hui, les Gazaouis sont prêts à mourir sous les décombres, sur les ruines de leurs maisons, mais jamais ils n’évacueront ou quitteront leur territoire, ni ne se déplaceront vers d’autres zones, quel qu’en soit le prix. En 1948, 800 000 Palestiniens ont été forcés à se déplacer. En 1967, une deuxième vague d’expulsions, de colonisation et de destructions a eu lieu. Israël a tout fait pour empêcher les Palestiniens de regagner leurs foyers. Aujourd’hui, la diaspora compte près de 7 millions de Palestiniens. Le fameux droit légitime au retour est tombé dans l’oubli. Nous ne permettrons pas une nouvelle Nakba, nous ne ferons partie ni d’un nouveau récit d’exode, ni d’une nouvelle génération de réfugiés et d’un peuple déraciné. La majorité de la population de Gaza représente des descendants de personnes qui ont été forcées à quitter leurs maisons en 1948. C’est pourquoi ils insistent : Nous ne bougerons pas de chez nous. Le déplacement est gravé dans la mémoire collective des Palestiniens. A chaque appel d’évacuer la terre, tous ces souvenirs reviennent. On a l’impression de revivre le même scénario. Un exode massif signifie la fin de la cause palestinienne.
— Comment les institutions de justice internationale peuvent-elles jouer un rôle dans le règlement de ce conflit ?
— Le principe de la justice et du droit international a perdu toute sa force et sa raison d’être. Même l’action humanitaire est devenue source de divergences. Le droit international a la force que les acteurs politiques veulent lui donner. Tout ce qui se passe ne relève-t-il pas de l’illégalité ? Les déclarations officielles israéliennes ne sont-elles pas suffisantes pour les condamner (Gaza ne sera plus la même, nous allons tout éliminer) ? L’asphyxie de cette population piégée n’est-elle pas suffisante pour dénoncer des crimes de guerre, de génocide, des crimes contre l’humanité ? Le secrétaire général de l’Onu a déclaré que les mesures prises par Israël pour empêcher les civils d’accéder aux aides sont une punition collective et une atteinte au droit international. Que peut faire la justice internationale ?
— Israël est-il capable d’éliminer le Hamas ?
— Il faut d’abord se poser la question : que veulent-ils dire par le Hamas ? Le commandement, les dirigeants ou l’idée ? Ils peuvent bien sûr par les attaques actuelles engendrer un affaiblissement important des infrastructures du Hamas. Mais même en Israël, l’opinion est très divisée. Tout le monde sait que le Hamas est avant tout une idée de résistance.
— En même temps que la guerre qui se déroule à Gaza, une autre guerre d’images, d’informations et de médias est en train de prendre place. Comment l’évaluez-vous ?
— Le conflit à Gaza est le conflit le plus délicat à couvrir. C’est le cas depuis des décennies. Les médias des pays occidentaux s’en servent pour faire de la propagande. On est loin des faits, c’est de la pure manipulation de l’opinion publique. Pour ces médias, la question des otages est la priorité, ainsi que le droit d’Israël de riposter. On ne parle pas de vengeance aveugle, on ne diffuse pas les scènes d’enfants, de cadavres, de la situation humanitaire. Israël ne permet pas l’entrée des correspondants des médias internationaux qui désirent couvrir les événements. Il impose un autre blocus de l’information pour faire circuler le message qui lui convient. C’est le jeu de la rumeur et la propagande. Les médias donnent chacun sa version des faits. Les médias arabes font tout pour dénoncer les crimes de guerre qui se déroulent à Gaza mais, malheureusement, ces médias s’adressent uniquement aux peuples arabes. Les réseaux sociaux jouent un rôle très important divulguant des images de la réalité à Gaza.
— La solution à deux Etats a-t-elle encore une chance de voir le jour ?
— C’est la seule issue, cette idée a même été une proposition américaine. En 1993, on était si proche de cette solution. Aujourd’hui, tout dépend de la volonté des dirigeants. Cette solution a été bien accueillie par tous les acteurs internationaux et par tous les pays arabes. Mais la position actuelle des Etats-Unis ne favorise pas d’éventuelle reprise des négociations. La division au sein de la communauté internationale, le rôle de l’Iran et du Hezbollah dans le conflit, la possibilité d’élargir le conflit, le rôle de la Russie et de la Turquie : jamais la situation internationale n’a été aussi complexe. Tout doit commencer par un cessez-le-feu. Il faut aussi une Administration américaine prête à parrainer ces négociations, ce qui n’est pas le cas. En attendant, Israël exploite la situation pour réécrire l’histoire en sa faveur, pour falsifier la réalité. Aujourd’hui, on doit se demander comment sera Gaza dans quelques semaines. Chaque jour apporte son lot de drame, de victimes, et surtout de changement géopolitique que l’on ne connaît pas encore.
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