« C’est une suggestion ridicule », c’est avec ces mots que le chef de la diplomatie égyptienne, Sameh Choukri, a qualifié, lors de son interview à la chaîne américaine d’information CNN, le document divulgué la semaine dernière par le ministère israélien du Renseignement, proposant de forcer des millions de Palestiniens à se déplacer vers le Sinaï. « Ce n’est pas un sujet à discuter ni avec Israël ni avec aucune autre partie qui soulèverait une telle proposition », a ajouté Choukri, en soulignant que « les Etats souverains sont bien définis par leurs frontières et par leurs populations. La question du déplacement en soi est incompatible avec le droit international humanitaire. Donc, je pense que personne ne veut se livrer à de telles activités illégales ».
Dès le début de la crise, l’Egypte a rejeté catégoriquement toutes tentatives visant à déraciner géographiquement les Palestiniens. Le président Abdel-Fattah Al-Sissi a souligné à plusieurs reprises qu’une telle affaire représente à la fois une atteinte à la souveraineté égyptienne et une violation des droits des Palestiniens à l’autodétermination en insistant sur le fait que « l’Egypte ne permettra pas la liquidation de la question palestinienne aux dépens des pays voisins ». Par ailleurs, un sentiment de colère gagne de l’ampleur à travers l’Egypte, tant au sein de la population que du gouvernement, face à l’idée de déplacement forcé des Gazaouis dans le Sinaï.
Le peuple et la terre
Dans la pensée israélienne, la patrie alternative pour Israël c’est le transfert des Palestiniens de Cisjordanie vers la Jordanie et ceux de Gaza vers l’Egypte. En effet, selon les analystes, le conflit arabo-israélien tourne principalement autour de deux axes : la terre et le peuple. D’une part, le succès ou l’échec du projet sioniste dépend de sa capacité à contrôler la terre et à la vider de sa population. D’autre part, la solidité du projet national palestinien est mesurée par la résistance du peuple palestinien en vue de conserver sa terre palestinienne et de consolider son identité politique et nationale. Depuis le déclenchement du conflit, l’Etat hébreu n’a ménagé aucun effort pour s’emparer des terres palestiniennes, déraciner et déplacer sa population, en utilisant des méthodes différentes, colonisation et judaïsation, afin de transformer la question palestinienne en une question de réfugiés. Par ailleurs, le peuple palestinien, malgré les pressions, est resté inébranlable et présent sur sa terre, alors que la diaspora palestinienne insiste sur son droit au retour. Ainsi, selon les analystes, le projet de patrie alternative s’inscrit dans la stratégie sioniste visant à accélérer le déracinement géographique des Palestiniens.
En Egypte comme en Jordanie, ce scénario est totalement rejeté car ce projet de patrie alternative, une fois mis en oeuvre, mettra fin aux droits des Palestiniens à établir un Etat palestinien. Et objectivement, cette option est exclue car l’entité palestinienne est devenue une réalité dans la région et l’Etat palestinien fait désormais partie de la vision internationale de la solution.
Envahir la bande de Gaza
Que renferme le document israélien divulgué le 24 octobre ? Le magazine Calcalist, affilié au journal israélien Yedioth Ahronoth, a publié un rapport révélant que le ministère israélien du Renseignement tente de pousser le gouvernement israélien à mettre en oeuvre le plan de déplacement forcé des Palestiniens vers le territoire égyptien, plus précisément de Rafah vers la ville d’Al-Arich. Selon Shady Mohsen, expert des affaires régionales au Centre égyptien de la pensée et des études stratégiques (ECSS), le document divulgué des renseignements israéliens soutient le plan israélien d’invasion terrestre de la bande de Gaza avec 2 objectifs : préparer l’occupation de la bande de Gaza et faire pression sur l’Egypte pour qu’elle accueille les Gazaouis. Selon Shady Mohsen, ce plan de relocalisation forcée est divisé en plusieurs phases : dans la première phase, « les Gazaouis seront évacués vers le sud », tandis que les frappes aériennes se concentreront sur la partie nord de la bande de Gaza. Dans la deuxième phase, commencera l’incursion terrestre qui conduira à l’occupation de tout le secteur, du nord au sud, et au « nettoyage du réseau souterrain des combattants du Hamas ». Parallèlement à l’occupation de Gaza, selon le document, les habitants de la bande de Gaza se déplaceront vers le territoire égyptien de façon permanente et ne seront pas autorisés à y retourner. Le document propose de promouvoir une campagne visant à pousser les Palestiniens de Gaza à accepter le plan et à les obliger à abandonner leurs terres. Selon le document, « les messages doivent se concentrer sur la perte des terres, c’est-à-dire confirmer clairement qu’il n’y a plus aucun espoir de retourner sur leurs terres ». Le document propose deux autres options concernant le sort des habitants de Gaza au lendemain de la guerre. La première consiste à permettre à l’Autorité palestinienne, dirigée par le Fatah en Cisjordanie occupée, de gouverner Gaza sous les auspices d’Israël. La seconde consiste à placer une autre « autorité arabe locale » comme alternative au Hamas. Selon le document, ces deux options ne sont pas désirables pour Israël d’un point de vue stratégique et sécuritaire et ne constitueront pas un message de dissuasion suffisant, en particulier pour le Hezbollah au Liban.
Selon Shady Mohsen, il existe un ensemble d’objectifs stratégiques qu’Israël vise à atteindre en déplaçant les Palestiniens de Gaza vers des terres appartenant à d’autres pays arabes. « Le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu, a déclaré que la guerre menée par Israël contre Gaza modifierait la carte du Moyen-Orient. Cette déclaration a plusieurs significations. Elle reflète l’intention d’Israël d’occuper la bande de Gaza après le renversement du Hamas. Par conséquent, Israël rattache la bande de Gaza à son territoire après avoir ajusté le statut personnel de certains Gazaouis en tant que résidents permanents sur son territoire », explique Mohsen. Et d’ajouter : « Israël rejette le concept de paix politique avec les Palestiniens, qui repose sur la reconnaissance du droit du peuple palestinien à établir son Etat indépendant. En revanche, il offre le concept de paix économique qui garantit le bien-être des Palestiniens, sans leur offrir des voies économiques indépendantes. On peut donc dire qu’Israël souhaite occuper à nouveau la bande de Gaza, à des fins économiques liées à l’occupation des gisements de gaz découverts en face de Gaza ».
Autre objectif : appliquer la même politique de déplacement forcé en Cisjordanie. Selon l’expert, le président Abdel-Fattah Al-Sissi, lors de la conférence de presse avec le chancelier allemand, Olaf Scholz, a averti qu’Israël, une fois l’opération terrestre dans la bande de Gaza terminée et la stratégie de déplacement forcé de la population palestinienne mise en oeuvre, se tournera vers la Cisjordanie avec les mêmes objectifs : « Il n’est pas improbable que les Palestiniens de Cisjordanie soient forcés, eux aussi, à se déplacer vers la Jordanie ». En effet, Israël, au cours de sa guerre actuelle à Gaza, continue d’annoncer la construction de colonies et le déploiement massif de policiers et de gardes-frontières en Cisjordanie. « La Knesset israélienne a approuvé, en mars dernier, l’abrogation de la Loi sur le Désengagement dans le nord de la Cisjordanie, ce qui signifie simplement la reprise de la colonisation et de l’occupation », explique Shady Mohsen.
Une longue histoire de déplacement
Pourquoi les pays arabes refusent-ils ce plan israélien ? C’est à cette question qu’un rapport publié la semaine dernière par le journal américain Los Angeles Times a tenté de répondre. Ce rapport souligne les raisons pour lesquelles des pays comme l’Egypte et la Jordanie refusent le scénario du transfert des Palestiniens de la bande de Gaza vers le Sinaï. Le journal américain souligne que le président Abdel-Fattah Al-Sissi a fait ses déclarations les plus fermes lorsqu’il a affirmé que la campagne militaire israélienne ne vise pas seulement à combattre le Hamas mais aussi à pousser la population civile à émigrer vers l’Egypte, tout en mettant en garde contre le fait que ce scénario pourrait détruire la paix dans la région. En outre, le roi de Jordanie, Abdallah II, avait envoyé un message similaire en disant qu’« il n’y aura de réfugiés, ni en Jordanie ni en Egypte ». La philosophie égypto-jordanienne derrière ce rejet, comme l’explique le rapport de Los Angeles Times, est centrée sur le fait que « l’histoire montre que lorsque les Palestiniens sont forcés de quitter leurs territoires, ils ne sont plus autorisés à y revenir. Nous sommes donc confrontés à une nouvelle phase de liquidation de la cause palestinienne ». De même, le journal explique que « le manque de clarté de la part d’Israël concernant ses intentions de l’après-guerre à Gaza et l’évacuation des résidents représentent un problème en soi. C’est cette confusion qui alimente les craintes dans la région », conclut le rapport.
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