Dernièrement, les images qui nous sont arrivées de la région méditerranéenne étaient des images de désespoir, de souffrance, de conflits armés, de discours de fermeture, de racisme, de repli, d’isolationnisme et de rejet. Face à l’ensemble de ces maux, peut-on encore parler d’identité méditerranéenne ? La onzième édition du festival annuel Ecrire la Méditerranée s’est déroulée à Alexandrie du 9 au 11 octobre dernier, à l’Institut français et l’Université Senghor. Et ce, dans un climat tendu, sous le spectre de la guerre.
Les bateaux naviguent, les vagues répètent leur chanson, et cette mer bleue unit autant qu’elle sépare ses populations. C’est son côté paradoxal que met en relief dans ses écrits l’historien Fernand Braudel, l’un des plus grands spécialistes de la Méditerranée, qui la définit comme « un espace d’immensité et de limite ». Car ce trait d’union entre les territoires incarne aussi tant de clivages, de ruptures, de fractures Nord-Sud ou autres.
Les intervenants qui ont pris la parole pendant les trois jours du festival, axé cette année autour du thème Identité en mouvement, constituent vraiment l’incarnation d’hommes et de femmes géographiquement pluriels. Leurs identités multiples sont le produit des interactions avec autrui, des interactions qui se situent en permanence entre le réel et l’émotionnel, le tangible et l’imaginaire. Ils vivent en France ou y sont nés et portent quand même les marques de leurs origines diverses. Un héritage parfois lourd à assumer, mais ils s’en libèrent petit à petit en l’analysant, pour se reconstruire de manière perpétuelle. Ecrivain, universitaire, essayiste, journaliste … franco-algérien, franco-turc, franco-grec, franco-tunisien, franco-français … ils ont tout fait pour éviter les identités meurtrières, celles favorisant une attitude partiale et intolérante.
Souvent, le fait de raconter ses identités multiples sert à les réconcilier, à faire la paix avec soi-même, avec son passé et avec les autres. Parfois aussi, il faut apprendre à oublier, à tourner la page, afin de ne pas rester enfermé dans une mémoire idéalisée ou tragique, l’espace méditerranéen étant nourri de souvenirs et de nostalgie. Par exemple, la longue quête de l’universitaire Françoise Navarro, qui observe les phénomènes identitaires, notamment dans le champ littéraire, lui a sans doute permis de confirmer davantage son appartenance méditerranéenne. Elle enseigne à l’Université de Toulon, à une heure de route de Marseille, et travaille surtout sur les mécanismes de la construction de l’identité féminine dans ce bassin tumultueux. Elle suit toutes ces filles qui se couchent dans les moules maternels, commencent par tolérer l’emprise de leurs mères, même si parfois insupportables ou trop culpabilisantes, puis parviennent à s’en défaire, à prendre distance et à inventer leurs propres vies.
Manal Mohieddine à la harpe.
Dans sa thèse intitulée Des mères et des filles (Maternité, héritage et émancipation), elle fait référence à trois oeuvres romanesques afin d’élucider le lien complexe fille-mère, au sein de sociétés méditerranéennes patriarcales, à savoir Laver les ombres de Jeanne Benameur (2008), A l’origine notre père obscur de Kaoutar Harchi (2014) et Le coeur cousu de Carole Martinez (2007).
Puis dans le livre collectif L’Algérie en héritage (2020), elle s’adresse à son père oranais, qui insistait tout le temps sur la capacité d’oublier pour aller de l’avant, en disant : « Papa, écrire mon héritage algérien, c’est t’écrire toi. C’est écrire un pays qui te compose pour une part. Ta part secrète. Rarement dite. Si peu partagée. Tu t’opposes. Tu dis : Raconter ? ça ne sert plus à rien ». Or, dans certains cas, y compris le sien, cela sert beaucoup.
Musique entre deux rives
La mémoire nous aide à construire notre identité. C’est ce qui a probablement amené la journaliste et écrivaine franco-tunisienne Nadia Hathroubi Safsaf, rédactrice en chef du Courrier de l’Atlas, à évoquer souvent les questions liées à la migration dans ses ouvrages, mais aussi à s’engager dans l’écriture d’une série de bandes dessinées traitant des divas de l’Orient. Elle a d’ailleurs commencé par publier, en mars dernier, Oum Kalthoum, la naissance d’une diva, et se penche actuellement sur le parcours d’Asmahane, une autre voix légendaire disparue mystérieusement en 1944. En ce moment, elle est habitée par cette dernière, l’entend partout, cherche des ouvrages sur sa vie. Et lorsque la harpiste Manal Mohieddine a joué avec les membres de son ensemble musical une compilation de ses chansons, Nadia Hathroubi Safsaf a sauté de son siège.
La musique de la harpe et de l’ensemble a restitué tant de figures immortelles du pourtour méditerranéen. Le compositeur alexandrin Sayed Darwich, dont on célèbre cette année le centenaire du décès, a été sans doute au programme, mais celui-ci a compté également des oeuvres de Farid Al-Atrach, de Baligh Hamdi, de Dalida, d’Edith Piaf, de Mikis Theodorakis, des Frères Rahbani et Faïrouz. On est étonnés par la capacité de la harpe à s’adapter aux notes orientales, sans rien forcer. La musicienne a réussi à rapprocher la harpe du public ordinaire, de sa culture, et les gens dans la salle n’ont pas hésité à chanter une oeuvre patriotique de Baligh Hamdi, faisant monter les émotions, en ces temps difficiles.
L’universitaire Françoise Navarro.
L’effet du politique était ressenti même si cela s’est fait implicitement ou en marchant sur une corde raide. Le lendemain soir, durant un deuxième concert animé par la Tunisienne Badiaa Bouhrizi, l’auteure-compositrice-interprète n’a pas manqué de faire part de son engagement pour la justice et la liberté à travers ses chansons. Antérieurement, les écrivains François Beaune et Emmanuel Ruben ont effleuré subtilement la question israélo-palestinienne dans leurs propos, chacun à sa façon et selon ses convictions, sans s’y attarder. Leurs voyages et les rencontres qu’ils ont eues n’étaient pas sans changer leur manière de voir. Emmanuel Ruben, ayant des parents juifs algériens du côté de sa mère, interroge les frontières dans ses oeuvres, croise analyses littéraire, historique et géographique. Il part à la recherche de l’Algérie perdue de sa famille berbère, originaire de Constantine, en livrant quelques éclairages sur la relation entre juifs et Arabes, sur la colonisation et l’histoire du pays depuis 1800 jusqu’à l’époque Bouteflika. Et ce, à travers une saga familiale de deux volets, Le Sabre (2021) et Les Méditerranéennes (2022), explorant les vies de deux objets retrouvés dans la maison de ses grands-parents, à savoir le sabre de son grand-père qui a toujours fait partie du décor de la salle à manger, alors que « tous ceux qui l’ont porté sont morts et enterrés depuis longtemps », et le chandelier traditionnel à neuf branches que sa grand-mère « mamie Baya » a ramené avec elle en France, où elle est arrivée en 1962.
Il rend alors hommage à cette dernière, dans Les Méditerranéennes, en faisant parler neuf femmes, dont il taille les portraits avec finesse, en leur gardant leurs identités multiples. « En écrivant, j’avais un problème à dire leur identité. Car elles étaient traversées par énormément d’identités », a-t-il souligné dans l’une des tables rondes, expliquant qu’elles se prêtaient plus à raconter l’histoire, contrairement aux hommes, plutôt taciturnes. Ce roman, qui lui a valu le prix du roman historique, a figuré sur la liste des prix Goncourt et vient d’être sélectionné sur la première liste du prix Livre européen et méditerranéen. « Nous sommes en permanence dans le culte de la mémoire. Or, nous avons parfois besoin d’oublier », estime Ruben. Mais les êtres humains aussi ont besoin de ressentir leur appartenance à un groupe, ils ont peur d’être engloutis par le néant, et s’attachent même des fois à un passé qui s’éloigne irrévocablement.
Mare Nostrum, notre mer à tous et à chacun.
Ecrivain voyageur
Ruben s’inspire d’objets et de personnages réels, en brodant tout autour, en tissant des intrigues à sa manière ; il a fait le tour de l’Europe à vélo, et se considère comme un écrivain européen d’expression française. François Beaune, qui a grandi comme lui à Lyon, a commencé à voyager avec ses parents tout jeune et a saisi depuis très tôt le sens de se sentir étranger dans un pays. Il a appris d’aller vers les gens, d’être à leur écoute, comme s’il était prédestiné à son projet commencé presque en même temps que les Printemps arabes. Entre décembre 2011 et mars-avril 2013, il s’est rendu dans plusieurs pays de part et d’autre de la Méditerranée afin de récolter des histoires vraies. En parcourant des pays situés au Nord comme au Sud, il faisait des rencontres par hasard et posait la même question aux gens : quelle serait l’histoire qu’ils ont envie de partager, les anecdotes marquantes qui leur tiennent à coeur ?
Une exposition par 10 artistes égyptiens.
Ensuite, il a retenu une sélection de 200 histoires, qu’il a retravaillées et publiées dans un livre intitulé La lune dans le puits (2013), et deux années plus tard, il a fondé l’association Histoires vraies de Méditerranée, ainsi qu’un site où il a archivé près de 1 500 récits en français et en anglais (histoiresvraies.org). Beaune prône une littérature du réel, à la lisière de la fiction et de la documentation. Il fait du réel son terreau d’expérimentation et suit cette démarche dans la plupart de ses livres, tels La vie de Gérard (2017), retraçant le parcours d’un ouvrier rural, ou Omar et Greg (2018), basé sur de longs entretiens avec deux fils de la migration, d’origine maghrébine, qui ont rejoint le Front national, parti d’extrême droite. Omar et Greg semblent chercher leur place avec une interrogation obsédante sur ce qu’est un Français aujourd’hui.
La question se pose différemment sur l’identité libanaise, à travers une galerie de portraits, cette fois-ci de citoyens libanais, formant l’ensemble de son ouvrage L’esprit de famille, 77 positions (2018), évoquant les liens familiaux au sein d’un Liban moderne, toujours régi par des modes communautaires et claniques.
L’interprète tunisienne Badiaa Bouhrizi.
Echanges sur notre destin
Les récits rassemblés par François Beaune nous promènent en toute aisance de la petite histoire à la grande histoire, comme se plaît à le faire l’auteur franco-grec Yorgos Archimandritis qui a signé des émissions radiophoniques et des biographies de Danielle Mitterrand, l’épouse de l’ancien président français, de l’actrice et ministre Mélina Mercouri, du compositeur Mikis Theodorakis et du cinéaste Théo Angelopolous.
Archimandritis se prête lui aussi à un jeu fascinant, passant de l’histoire individuelle à l’histoire collective, baignant entièrement dans la Méditerranée, une mer qu’il considérait sienne, à son plus jeune âge. « Je disais cette mer est à moi (…), après je me suis rendu compte qu’elle nourrit notre façon de penser », a-t-il raconté lors de la première table ronde du festival à l’IFE, puis dans une deuxième qui s’est tenue à l’Université Senghor, il a expliqué : « L’identité est très fluide (…) elle n’existe qu’à cause du regard que porte l’Autre sur nous. (…) Avec les années qui passent, à chaque fois que je retourne en Grèce, je m’aperçois que je suis devenu différent des autres Grecs. (…) L’identité se construit tout comme un pays. Pour simplifier les choses ou faire face à la complexité du monde, on essaye de coller des étiquettes aux gens, on cherche à les définir, en leur attribuant des identités très schématiques », a indiqué Yorgos Archimandritis, ambassadeur de la Fondation hellénique pour la culture à Paris.
Contrairement aux Grecs « qui ont les pieds dans l’eau » comme les décrit le traducteur et universitaire franco-turc Timour Muhiddine, directeur des Lettres turques chez Actes Sud, ce dernier, ayant grandi à la frontière belge, ne connaissait pas la Méditerranée jusqu’à l’âge de dix ans. « La Turquie continentale est plutôt tournée vers l’intérieur. (…) Même les écrivains turcs n’utilisaient pas beaucoup le terme Méditerranée », a-t-il fait remarquer au cours de la première table ronde, où l’existence d’une identité méditerranéenne, dans un sens utopique ou fédérateur était mise en doute. Elle était présentée comme « une rêverie occidentale », « une fabrication », et la rive Sud était regardée comme « un stock de ressources ».
Les étudiants de l’Université Senghor ont participé au débat.
L’essayiste et universitaire David Djaïz s’est montré assez démystificateur, invoquant nettoyages ethniques, nationalismes et environ mille ans de frictions qui ont marqué l’Histoire de ce lieu où s’enchevêtrent et parfois se heurtent des intérêts puissants. « Trop de passé, trop de cultures, trop de fantasmes, sur un petit espace, cela ne peut pas donner corps à un projet politique », a souligné Djaïz, en parlant d’une région fragile où se joue une partie de notre destin. Et nous avons parfois le sentiment d’être démunis devant l’Histoire qui se répète.
Lien court: