L’objectif est d’établir un corridor commercial reliant l’Europe au Moyen-Orient et à l’Asie, en concurrence avec le projet du corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe (IMEC) soutenu par les Etats-Unis et l’Union européenne. La voie ferrée projetée devrait traverser le pont suspendu « Yavuz Sultan Sélim », construit en 2016 pour relier les côtés européen et asiatique d’Istanbul. Ce pont, qui a coûté 3 milliards de dollars, est l’un des plus longs et plus larges au monde, faisant 2 164 et 58,4 mètres respectivement. La Turquie cherche ainsi à exploiter sa position géographique stratégique entre l’Asie et l’Europe pour établir un corridor commercial entre Londres, le Golfe et Pékin.
L’annonce du projet turc fait suite à celle de l’IMEC, faite le 9 septembre lors du Sommet du G20 à New Delhi. L’IMEC, négocié par les Etats-Unis, reliera l’Inde aux marchés du Moyen-Orient et de l’Europe. Il comprendra des voies ferrées et des routes maritimes sur une distance de 5 000 km. L’un des principaux objectifs du projet est de réduire les délais d’expédition de 40 % et d’économiser de l’argent sur les autres coûts, dont la consommation de carburant. A cette fin, des câbles électriques sous-marins et des pipelines d’énergie verte seront posés entre l’Inde et la Grèce, porte d’entrée à l’Europe. Le projet devrait avoir des rendements annuels de 4 milliards de dollars et créer quelque 100 000 emplois. Pour les Etats-Unis et l’Inde, l’ambitieux projet de l’IMEC, alias la Nouvelle Route des épices, est destiné à contrer l’initiative de la Chine « la Ceinture et la Route » qui lui a permis, depuis son lancement en 2013, d’étendre son influence économique en Asie, en Afrique et en Europe.
Dans l’esprit d’Ankara, son projet de corridor commercial se positionne clairement en rival de la Nouvelle Route des épices, qui contourne entièrement la Turquie. Le président Recep Tayyip Erdogan a déclaré après le Sommet du G20 : « Il ne peut y avoir de couloir sans la Turquie », estimant que « la ligne la plus pratique pour le commerce d’est en ouest doit passer par la Turquie ». De son côté, le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, a précisé, le 17 septembre, que des « négociations intensives » étaient en cours avec les EAU, le Qatar et l’Iraq au sujet du projet, qui serait établi « dans les prochains mois ». Selon Erdogan, le président des EAU, Mohamed bin Zayed, a suggéré que les négociations soient achevées dans les 60 jours. Ce projet ambitieux nécessiterait des investissements d’environ 17 milliards de dollars. Son tronçon terrestre devrait commencer au port iraqien de Bassora. Ankara a multiplié les efforts pour rallier les riches Etats pétroliers du Golfe à son projet. Pour le moment, ce sont les EAU qui ont montré leur intérêt à participer au financement via le Fonds souverain d’Abu-Dhabi, ADQ, disposant d’actifs de 160 milliards de dollars.
Bien que les EAU fassent partie des signataires de l’IMEC, leur financement projeté du projet turc obéit à des considérations de concurrence économique avec l’Arabie saoudite, qui fait également partie de la Nouvelle Route des épices. Abu-Dhabi cherche, en effet, de nouveaux alliés dans un contexte de compétition régionale croissante avec l’Arabie saoudite, qui s’active pour remplacer les EAU en tant que plaque tournante commerciale et logistique de la région. Le fait que les deux pays poursuivent des stratégies de diversification économique similaires, visant à réduire leur dépendance à l’égard du pétrole, alimente leur rivalité. Conformément à sa « Vision 2030 », l’Arabie saoudite s’emploie à promouvoir les secteurs du tourisme et du divertissement, ceux-là mêmes qui sont au coeur de l’économie émiratie. Ce qui représente une menace concurrentielle directe. Dans la même optique, l’Arabie saoudite a décidé d’introduire des réglementations qui entreront en vigueur le 1er janvier, interdisant aux entreprises étrangères d’opérer dans le Royaume à moins que leur siège régional ne s’y trouve également. Or, plusieurs de ces entreprises ont leurs sièges aux EAU. Elles doivent faire le choix entre les deux pays.
Pour cette raison de concurrence avec Riyad, Ankara est devenu un partenaire attractif pour Abu-Dhabi. C’est dans ce contexte que les EAU ont conclu avec la Turquie, le 19 juillet dernier, un méga-accord bilatéral comprenant une somme substantielle de 50,7 milliards de dollars de transactions, en vue de soutenir l’économie turque en difficulté. Cet accord reflétait l’objectif stratégique des EAU de renforcer leur présence économique en Turquie et d’en faire un partenaire régional de premier plan. Dans le même esprit, Abu-Dhabi vise à doubler le commerce bilatéral pour atteindre 40 milliards de dollars d’ici 2030, notamment dans les secteurs-clés de l’énergie, la logistique, le tourisme et l’agriculture.
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