Lorsque les canons de la guerre de 1967 se taisent, Israël, ayant défait une coalition arabe, se croit plus triomphant que jamais après s’être emparé de larges territoires arabes. Mais en Egypte, la défaite, certes amère, est perçue comme un round dans une longue guerre israélo-arabe, où le dernier mot n’est pas encore dit. Un peu trop sûrs de leur victoire, les Israéliens ne croient pas à une attaque, proche ou non. La rapidité de la guerre de 1967 crée, chez eux, un sentiment d’euphorie et de confiance qui vire à l’aveuglement. Ils croient encore dur comme fer à de fausses idées : ils sous-estiment la profondeur de l’humiliation née de la Naksa, la défaite de 1967, ainsi que la volonté ancrée de venger cet affront et pensent que les Arabes sont incapables de mener une guerre moderne. D’où l’effet de surprise, déterminant dans la victoire du 6 Octobre.
Vaincre le mythe de l’invincibilité de l’armée israélienne est donc la première conséquence directe de cette guerre. La croyance en l’efficacité absolue et l’infaillibilité des services de renseignements israéliens est ébranlée. L’électrochoc est brutal. Le doute s’installe au sein de la population israélienne qui voit ses certitudes voler en éclats. Une véritable crise morale s’abat sur la société israélienne. Mis en cause, le gouvernement de Golda Meir démissionne en avril 1974.
Le summum de l’unité arabe
De l’autre côté, parallèlement à la victoire militaire, les Arabes, avec en tête l’Egypte, remportent un véritable succès politique. D’abord en brisant le mythe de l’invincibilité israélienne, ensuite en faisant monter la pression entre les deux grandes puissances, les Etats-Unis et l’URSS, alors en pleine Guerre froide, et enfin en démontrant la redoutable efficacité de l’arme du pétrole. Le Caire et Damas parviennent à ressouder le monde arabe en donnant une dimension globale à un conflit initialement régional. Ils peuvent compter sur le soutien matériel de l’Arabie saoudite et du Koweït, alors que l’Algérie, la Libye et le Maroc envoient plusieurs unités. « A l’époque, tous les pays arabes étaient unis et avaient soutenu l’Egypte. Israël était considéré comme l’ennemi commun des Arabes et l’Egypte, le leader du monde arabe », estime Dr Tarek Fahmy, professeur de sciences politiques à l’Université américaine du Caire. La cause palestinienne est au centre de l’action arabe. Le 29 octobre 1974, le Sommet arabe de Rabat accepte que l’OLP soit qualifiée de « seul représentant légitime du peuple palestinien », avant de l’accepter, deux ans plus tard, comme membre à part entière de la Ligue arabe. C’était alors le summum de l’unité arabe. Une union qui, selon Dr Sameh Rashed, analyste au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, inquiète les Occidentaux. « La guerre du 6 Octobre a donné la preuve aux Arabes qu’ils ont des cartes de pression en main, comme le pétrole, et qu’ils peuvent en faire usage en cas de besoin », dit-il. Or, les Occidentaux en ont tiré les leçons. « Les renseignements américains, israéliens et anglais ont largement étudié cette unification, ses raisons et ses résultats pour briser l’unité arabe », poursuit-t-il.
L’unité des Arabes a pourtant survécu au lendemain de la guerre. La même année, pour faire pression sur la communauté internationale et sur Israël pour un retrait des territoires occupés, les Etats arabes producteurs de pétrole décident dans un premier temps de réduire leur production pétrolière, avant d’imposer un embargo contre les Etats-Unis. C’est le premier choc pétrolier. L’impact est de taille sur les économies occidentales. Dans ce sens, la guerre d’Octobre fait brusquement émerger les possibilités d’action d’un monde arabe jusqu’alors vu comme étant voué à l’impuissance résignée ou à la véhémence verbale. « En 1973, plusieurs pays arabes avaient des armées fortes, organisées et bien équipées, comme l’Algérie, la Syrie, l’Iraq ou le Yémen. Maintenant, les armées de ces trois derniers sont détruites », dit Fahmy.
Après l’union, la désunion
Mais les limites de l’unité arabe se sont vite fait sentir. L’arme du pétrole n’est pas utilisée jusqu’au bout. La question palestinienne n’est pas résolue. Dans ce contexte, les leçons de la guerre ne sont pas les mêmes dans les différents pays arabes. Au-delà du fait que la guerre a rendu globalement confiance aux Arabes et restauré leur image auprès d’une opinion internationale stupéfaite, ses suites sont différentes que l’on soit dans tel ou tel Etat. Pour la majorité d’entre eux, plus tard regroupés dans le « front du refus », comme pour les Palestiniens, on estime qu’Israël peut être vaincu par une action conjuguée — économique et militaire — des pays frères. L’espoir était donc de voir cela se reproduire dans une dimension plus large. Cela ne s’est pas fait …
Les relations entre les Arabes et Israël changent. Avec la Syrie, c’est un statu quo parsemé de quelques épisodes de tensions. Mais en gros, la situation est la même : Israël et la Syrie restent des ennemis, mais des ennemis stables. Pour l’Egypte, la vision est différente : « Faire la guerre pour faire la paix », comme l’a dit saint Augustin, est la politique choisie par l’ancien président Anouar Al-Sadate.
L’unité arabe laisse alors vite place à la division. En effet, alors que le processus de paix égypto-israélien de 1978, suivi par la signature d’un accord de paix entre Le Caire et Tel- Aviv en 1979, est l’enfant naturel de la guerre de 1973, cette normalisation provoque un séisme au sein des Etats arabes. L’Egypte, pays leader, est mise au ban. « Avant 1973, la normalisation était juste impensable ; après la guerre, les choses ont changé. Sauf que les Arabes et les Palestiniens ne l’ont pas saisi immédiatement », affirme Rashed. Mais si Le Caire a le courage de faire la paix seul, c’est au prix d’une rupture avec ses frères. « Depuis, la solidarité arabe est mise à dure épreuve. Et aujourd’hui, chaque pays cherche uniquement à protéger ses propres intérêts, d’autant plus que la question palestinienne est oubliée de la communauté internationale », explique de son côté Fahmy, qui ajoute que « le statut de pays leader au sein du monde arabe n’est plus et plusieurs Etats tentent aujourd’hui de jouer ce rôle ».
Une dimension plus large
D’autre part, la guerre d’Octobre prend aussi une dimension globale. Nous sommes en pleine Guerre froide et les deux grandes puissances, les Etats-Unis et l’URSS, se voient impliquées dans le conflit : tous deux tentent de ménager les pays arabes, les premiers afin d’éviter un basculement en faveur de l’Est, la seconde afin de préserver ses acquis diplomatiques dans la région. C’est la période dite de la « Détente » entre les deux grandes puissances et en vertu des accords conclus en 1972 et en 1973, en matière de paix internationale, Washington et Moscou n’ont d’autre préoccupation que de prévenir les tensions dangereuses pouvant conduire à la guerre nucléaire. Certes, le conflit israélo-arabe ne s’inscrit pas dans cette menace, il n’en demeure pas moins que les deux superpuissances interviennent pour mettre fin à la guerre.
Avec le temps, « des changements s’opèrent dans les alliances entre Etats arabes et grandes puissances. Au départ, avec deux camps bien distincts, chacun faisait son choix, l’Est ou l’Ouest. Ensuite, il a commencé à y avoir plus d’équilibres dans les relations étrangères des pays arabes », explique Dr Mona Soliman, professeure de sciences politiques. Et, depuis la fin de la Guerre froide, « la ligne conductrice est plutôt de garder un équilibre avec les différentes puissances en fonction des intérêts de chacun », ajoute-t-elle.
Or, pour Israël, la balance n’a jamais cessé de pencher vers les Etats-Unis, leur allié de toujours, leur plus grand soutien politique et militaire. Ni celle des Etats-Unis vers Israël, leur enfant chéri dans cette région délicate qu’est le Proche-Orient. Pour Israël, ce qui a changé, c’est l’ennemi : hier les pays arabes, aujourd’hui, l’Iran. Cependant, alors que les Israéliens croient encore en la stratégie militaire d’attaque préventive en cas de danger sécuritaire, le risque est gros. Le débat est d’actualité avec la question du nucléaire iranien et la menace qu’Israël estime peser sur lui. Mais comme à la veille de la guerre d’Octobre 1973, Israël refuse de discuter avec les « ennemis ». A ses risques et périls.
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