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Heikal, l’homme, le journaliste et le témoin de l’Histoire

Dina Kabil , Vendredi, 29 septembre 2023

Journaliste-politicien de renom, Mohamad Hassanein Heikal a côtoyé les présidents d’Egypte et acté les grands moments de l’histoire du pays et du Moyen-Orient. Hommage à l’occasion de son centenaire.

Heikal, l’homme, le journaliste et le témoin de l’Histoire

Journaliste et politicien de grande envergure, ayant largement influencé la « cuisine politique » en Egypte aussi bien qu’au niveau international, le nom de Mohamad Hassanein Heikal ne peut pas passer sous silence. Il est « tantôt l’ami de Nasser », tantôt le confident de Sadate, sans tarder à être son « adversaire ». Il est Le journaliste avec un grand L, commentateur politique à l’époque de Nasser, dans les coulisses de la prise des décisions. Il est également celui qui a joué un rôle fondamental au journal Al-Ahram, notamment en fondant le Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, répondant ainsi à une soif de documentation et d’études. Mais surtout dans le but de rehausser le métier du journalisme et garantir une base de données et des sources documentées au journaliste (voir la colonne ci-contre). L’époque où Heikal l’a dirigée, la grande institution était florissante à tel point qu’on l’a appelée « Al- Ahram de Heikal ».

Au-delà de la controverse que son statut a toujours soulevée, Heikal est une figure iconique en tant que journaliste-politicien, à la fois destinataire et destinateur. Cela dit, chercheur de l’information pour la partager au grand jour, mais en même temps témoin et souvent conseiller auprès des leaders au pouvoir. Il existe des figures de renom dans le monde du journalisme politique comme le Français Eric Rouleau, spécialiste de la politique de Moyen Orient, ou l’Anglais Robert Fisk qui a couvert les moments de crise au Liban, Syrie, Iran, Koweït et était contre la politique américaine et son invasion de l’Iraq. Mais Heikal reste incomparable de par la longévité de sa vie (mort à 93 ans), par conséquent témoin des moments les plus cruciaux dans la région, entre autres : la Révolution de 1952, l’agression tripartite en 1954, la défaite militaire contre Israël en 1967, la victoire de 1973, l’accord de la paix et le conflit arabo-israélien, mais aussi arabo-américain et la guerre du Golfe. En plus, et dans la même lignée, sa relation proche du pouvoir égyptien l’a mis au-devant de la scène politique internationale pour côtoyer des leaders tels le Russe Khorochëvo, le Britannique Eden, l’Américain Eisenhower, le Français Edgar Faure et d’autres. L’un de ses livres phare s’intitule, par exemple, Kissinger et moi, un livre qui a négativement influencé sa relation avec le président Sadate. En relatant ses rapports avec le secrétaire d’Etat américain depuis 1973, Heikal reprend avec beaucoup de critique l’hégémonie des Etats-Unis sur la région, l’évolution du rapport amour-haine avec « la grande puissance » et pointe du doigt le rôle de Kissinger dans la paix avec Israël. Ses rapports avec les figures politiques en Europe, aux Etats-Unis et à l’ex-Union soviétique ont renforcé son statut dans les solutions proposées aux conflits du Moyen-Orient.

Ouvrages et controverse

Très tôt, Heikal était connu par sa rédaction des allocutions du président Gamal Abdel- Nasser et certains discours de Sadate au début de son règne, avant que Sadate ne décide de l’éloigner de la direction d’Al-Ahram en 1974. Le jumelage Nasser-Heikal avait attiré les critiques contre lui, lesquelles se sont amplifiées lorsqu’il a repris sa place auprès du successeur de Nasser, Sadate se situant à l’extrême opposé de la politique socialiste et nationale de Nasser. Mais cela certifie qu’aucune décision concernant l’Egypte et ses relations avec ses voisins ou son rôle dans le conflit de la région ne pourrait se faire loin du grand et unique « expert » qu’est Heikal. De ce rôle de témoin, mais aussi acteur dans les coulisses de la politique, Heikal n’a pas lâché sa vision de tout ce qui se passe, il a publié plus de 40 ouvrages qui sont des témoignages directs et chronologiques de l’histoire du pays et de celle de la région. Des livres qui sont toujours au coeur de la controverse. Tout a commencé en 1953 par La Philosophie de la révolution, signé par Nasser mais rédigé sous commande par Heikal. Il s’agit d’un livre théorique et une sorte de manifeste des objectifs et stratégie politique de la Révolution de 1952.


Heikal (à gauche) avec le président Nasser et sa lle Hoda.

Signant présent dans les conférences et négociations autour des problèmes du Moyen- Orient, il a couvert comme éditorialiste les grands événements, pour ensuite les publier en ajoutant son point de vue de témoin. Dans Qesset Al-Elaqat Al-Masriya Al-Amérikiya (l’histoire des relations égypto-américaines), publié en 1968, il analyse par sa plume audacieuse la nature et l’évolution du rapport des Etats-Unis avec la Révolution de 1952 et sa complicité avec Israël qui a amené vers la défaite militaire de l’Egypte en 1967.

Comme analyste du Moyen-Orient et « confident » de Nasser, ses livres sont largement traduits en plusieurs langues. Son livre Abdel-Nasser, Wassaëq Al-Qahéra en 1972 est traduit en français Les Documents du Caire, Flammarion, de même que Aboul- Houl Wal Qommissaire en 1978 (le sphinx et le commissaire, la levée et la chute de l’influence soviétique sur le monde arabe, Jaguar). Une longue liste est traduite en anglais, dont son livre phare Al-Tariq Ila Ramadan en 1975 ou The Road to Ramadan, qui aborde les coulisses de la guerre du 6 Octobre 1973 dont le 50e anniversaire sera célébré dans quelques jours. Cependant, au cours de cette longue liste d’écrits et d’analyses, Heikal était toujours au coeur de la controverse ; on l’a souvent accusé d’être le grand défenseur de Nasser, de l’absence de documents et de méthode historique précise en relatant les événements politiques et d’y intégrer ses points de vue subjectifs. Reste que le rôle de témoin joué par Heikal pendant 73 ans de carrière a fait qu’aucun chercheur ou spécialiste du Moyen- Orient ne peut éviter ses écrits prolifiques.

Dans les coulisses de la Fondation Heikal

 Dans une demeure rurale qui donne sur des vastes terrains de golf à Borqach, Hassanein Heikal était là, installé dans son fauteuil, son fameux cigare entre les mains. Il voulait accueillir chez lui, dans un acte significatif, les fellows ou les journalistes lauréats du prix Hassanein Heikal 2008 et qui consiste en une bourse d’études pendant quelques mois au prestigieux Reuters Institute pour les études journalistiques à Oxford. La première équipe de fellows était formée d’Ehab Hamdi Gomaa, Rania Saleh et moi-même. Il s’agit d’un rêve qui a habité Heikal depuis toujours : soutenir les journalistes et donner un élan au métier, que ce soit en Egypte ou dans le monde arabe. Ainsi a-t-il créé le programme du Fellowship qui dépend de la fondation Heikal pour le journalisme.

Créée en 2007, la fondation Heikal pour le journalisme arabe est la concrétisation de la passion de Heikal pour le métier et sa volonté de le développer. Pendant la rencontre avec cette personnalité charismatique, l’on se souvient de son enthousiasme en évoquant les grands principes journalistiques en fonction desquels il a excellé durant sa carrière. Il soulevait devant nous l’une des exigences du métier à l’époque : Faut-il se précipiter à véhiculer l’information pour être le premier à la diffuser ? Ou bien patienter et vérifier méticuleusement son authenticité pour veiller à l’image de l’institution médiatique ? Il était sans doute loin du sensationnalisme et la manipulation de l’information.

Parce qu’au fond, rien au monde ne le passionnait que sa description de journaliste. Dans ses écrits et rencontres, il aimait préciser, lui qui jouait le croquis avec les grandes personnalités et qui n’était entouré que des VIP, qu’il s’attache à sa description de « Gournalgui » en arabe, qui veut dire journaliste, mais d’une manière plus élémentaire, se situant au premier degré, loin de la hiérarchie de reporter, colonniste, éditorialiste. Le journaliste est celui qui creuse et arrive à l’information pour partager « la brève ». Mais comment arriver à cette information ? Comment la rédiger et, plus important pour lui, ne pas être banal et terre à terre. Hommage au grand « Gournalgui » !

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