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Creuser la mémoire de l’Iraq

Dina Kabil , Samedi, 05 août 2023

Exilé aux Etats-Unis depuis la guerre en 2003, l’Iraqien Sinan Antoon écrit des romans sur ses compatriotes exilés et sur le tournant qu’a connu sa patrie adorée. Rencontre au Caire.

Creuser la mémoire de l’Iraq

Au commencement, il y avait Le Caire. Invité au festival culturel Dawayer, organisé par les éditeurs et libraires Tanmeya et Diwan, Sinan Antoon choisit Le Caire pour le lancement de son 5e roman Khozama (lavande). Exactement comme en 2002, après l’invasion américaine de l’Iraq, lorsqu’il était venu au Caire pour faire une petite escale et y a terminé son premier roman I’jaam, avant de s’installer aux Etats-Unis. « Le Caire représente pour moi, comme pour tout Arabe, le fleuve culturel qui émane de l’Egypte : les livres pour enfants, les recueils, la poésie, la culture populaire et surtout le dialecte égyptien, les blagues et les anecdotes », dit-il.

Fidèle à lui-même, le doctorant en littérature arabe en 2002, qui a quitté sa patrie après l’invasion américaine de l’Iraq, n’a cessé de creuser dans l’histoire littéraire de ses ancêtres. Il a signé une poignée de romans revisitant l’Iraq et les Iraqiens. « J’ai l’impression qu’aux Etats-Unis, on veut intentionnellement oublier les raisons de la guerre », avance Sinan Antoon. Quant aux thèmes autour desquels il tisse son univers fictif, il insiste sur le fait qu’il est rare de mener une véritable discussion autour de la guerre sans tomber dans le parti pris, sans compter des victimes uniquement du côté américain. Par ailleurs, en Iraq, il existe également un oubli du désastre de la dictature.

Aujourd’hui, il est professeur de littérature arabe à Gallatin School à l’Université de New York, aux Etats-Unis. En lisant ses articles académiques et en l’écoutant parler des fondateurs arabes du Xe siècle ou de ses exploits comme traducteur du recueil de poèmes de Mahmoud Darwich En présence de l’absence, on est tout de suite frappé par son savoir d’érudit et sa posture académique. Pourtant, ce cachet d’érudit n’enlève rien à la spontanéité et à la fougue de son univers fictif. Ainsi l’oeuvre littéraire d’Antoon, limitée à 5 romans, l’a propulsé au premier rang des écrivains iraqiens de sa génération, appréciés par les Egyptiens. « Il existe des scènes et des personnages dans les romans de Sinan Antoon que l’on ne peut jamais effacer de sa mémoire comme le personnage de Jawad dans le roman Wahdaha Chagaret Al-Rommane (ndlr : Seul le grenadier, traduit en français aux éditions Actes Sud), le jeune qui sacrifie sa vie d’artiste pour faire le métier de son père, celui du lavage des morts et leur enterrement durant la longue guerre avec l’Iran entre 1980 et 1988 », avance un jeune écrivain au festival Dawayer.

Est-ce que le rôle de l’écrivain est d’éveiller la mémoire ? Les cinq grandes étapesromans de l’oeuvre de Sinan Antoon reflètent essentiellement la guerre, l’instabilité politique, le système sectaire des quotas et la situation des émigrés iraqiens. Le tout dernier roman Khozama semble être le summum de ses idées sur l’exil et l’émigration. Il ne cesse de poser des questions sans réponse sur la patrie et sur l’image que l’on se fait de loin de son pays. Est-ce que c’est l’Iraq libéral que l’on doit garder en mémoire, comme l’un des personnages du roman, ou plutôt l’Iraq de la répression corporelle, comme le conçoit un autre personnage de Khozama ? Sinan Antoon ne donne pas de réponse définitive, comme dans toute écriture littéraire, il ne tente pas de sauver la mémoire de la collectivité, mais plutôt de montrer du doigt ce qu’on a fait taire, l’obscurcissement fait par l’histoire officielle. « Dans Khozama, l’un des personnages est puni pour avoir fui le recrutement militaire en se voyant couper l’oreille, d’après la loi de l’époque. Ainsi l’idée du retour à la patrie devient problématique. Il existe des centaines de personnes qui ont été traumatisées par la guerre et ses retombées psychologiques », explique-t-il.

 

La beauté du passé est relative

Pensez-vous que le passé soit misérable ? Pourtant, on trouve un penchant nostalgique dans vos romans, comme dans Ya Mariam. Ne cherchez-vous pas, comme vos personnages, le passé glorieux de l’Iraq ? « Dans mon roman Ave Marie (ndlr : traduit chez Actes Sud et qui a figuré dans la short list du Prix international du roman arabe 2013), le personnage de Youssef appartient à une génération ancienne où les différences sectaires et religieuses n’étaient pas une composante principale de l’identité nationale. Il est frappé par les conflits actuels et les murs de la haine et se souvient des moments éclairés du passé. Tandis que la jeune Maha, dans le même roman, qui n’a pas vécu ce passé, veut fuir le présent pesant, l’obscurantisme, et attend le moment opportun pour émigrer. Elle lance sa phrase critique, slogan d’une génération de jeunes : Toi, tu vis dans le passé, mon oncle ! Moi, je n’ai pas de bon vieux temps », estime Sinan Antoon. Au-delà de sa préoccupation de rappeler dans ses écrits l’histoire des gens de son pays, il creuse dans les idées stéréotypées et y porte un regard critique. Il pense que s’il y a une nostalgie, « elle n’est pas une rétrospective négative, mais une nostalgie contemplative, parce qu’en fin de compte, personne ne peut rompre avec son passé, c’est humain ». Il s’explique : « Moi, non plus, je ne peux pas fuir la nostalgie au nom de l’écriture contemporaine. Mon écriture porte sur le devenir des 1,2 million de compatriotes expatriés dans des camps de réfugiés, de ceux qui ont été obligés de fuir la guerre et le blocus économique (on parle de 5 millions de personnes), ou encore de ceux qui ont quitté le pays après l’invasion américaine en 2003 et les conflits interconfessionnels ».

A maintes reprises dans ses articles et ses interviews, il se dresse contre l’idée d’embellir le passé à tout prix même lorsque le présent est affreux, comme cette tendance très en vogue depuis quelques années sur les réseaux sociaux qui glorifie la monarchie et la représente comme étant « le bon vieux temps », une époque sans conflits, à l’eau de rose en quelque sorte. « Si l’on fouille, on découvrira que 3 % seulement de la population glorifie ce passé. C’est un exemple flagrant de la mainmise d’une classe qui investit sa propre mémoire et qui veut à tout prix la rendre collective. Ces gens parlent du 14 juillet (ndlr : date marquant la chute de la monarchie en 1958 en Iraq) comme étant le début de l’entrée de l’Iraq dans le tunnel obscur », affirme Sinan Antoon, ce qu’il estime ne pas être vrai. « D’ailleurs, ce n’était pas le seul coup d’Etat. Il y avait aussi celui de 1936. La chute de la monarchie a été l’événement le plus troublant au niveau politique, occasionnant des déplacements forcés et des combats au sein de la population. On ne peut pas dire que c’était le bon temps aujourd’hui révolu ».

La langue, domaine de prédilection

En plus de son profil en tant que professeur de littérature arabe ancienne, auteur d’un ouvrage référentiel « Les poétiques de l’obscénité dans la poésie arabe prémoderne », Sinan Antoon était poète à l’origine, il a signé deux recueils de poème à ses débuts, a traduit Darwich et ne cesse de repenser la langue arabe dans son écriture littéraire avec une rare subtilité. Non seulement il marie le dialecte iraqien, ou disons les dialectes iraqiens, avec l’arabe classique, mais il joue aussi avec la langue, en imaginant des intrigues extraordinaires en rapport avec celle-ci. « A mon enfance, je me suis rendu compte du large éventail de registres de langue : le parler officiel, le langage de la rue, les jargons propres à chaque endroit, à Bagdad seulement j’ai découvert de nombreux dialectes. Je suis obsédé par la culture populaire et tout ce qui découle de cette culture, notamment sous le régime despote de Saddam Hussein ». Tantôt il plonge sa plume de poète dans le dialecte iraqien pour sortir des récits ayant beaucoup de musicalité, tantôt il a recours à l’ironie, une ironie bien connue dans les moments de dictature. Ainsi, dans son roman I’jaam, on est littéralement et métaphoriquement confronté à la langue et ses énigmes. Le roman parle du manuscrit d’un détenu qui rapporte son journal dans les prisons de Saddam Hussein. Le récit peut être lu de deux façons bien distinctes, l’une relève d’une saga simple, tandis que l’autre est un récit sous-jacent où les termes épineux sont sujets à des notes de bas de pages ou à des jeux de mots. « Rappelez-vous que dans les années 1980, il n’y avait pas d’Internet, pas de chaînes de télé hormis celles dirigées par l’Etat, alors la seule solution était de tourner tout en dérision ». Et de conclure : « Ironiser au quotidien est le seul remède pour survivre ».

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