Ils sont apparus sur les écrans de télévision agitant leurs doigts violets. La couverture médiatique ressemblait alors à une célébration qui fêtait avec ces Egyptiens les premières élections libres du pays après la chute de Moubarak. Les grands perdants des dernières législatives étaient les partis ayant osé afficher leur laïcité.
S’en suivit une montée en flèche des islamistes qui ont occupé presque les deux tiers des sièges du Parlement. Le parti des Frères musulmans, Liberté et justice, est arrivé en tête, suivi d’Al-Nour, le parti salafiste et avec eux une poignée de partis « islamistes » ou « à référence religieuse » comme le veut le terme officiel, alors que toute formation à base religieuse est interdite conformément aux articles de la Constitution et de ses amendements post-révolution.
Moins d’un an après, les islamistes tiennent encore le coup, en dépit de divisions internes qui font la une des médias. Un président « Frères » et une assemblée constituante qu’ils dominent leur permet de se relever rapidement après les coups encaissés ces dernières semaines, ainsi que revendiquer leur pouvoir dans le pays. Mais les salafistes semblent les plus touchés. Le conflit du pouvoir — qui traduit d’ailleurs un différend de visions — s’est vite manifesté au sein du parti.
D’un côté, se trouve le cheikh Yasser Borhami, vice-président de l’« Appel salafiste », la plus importante organisation salafiste d’Egypte, qui avait créé ce premier parti salafiste en mai 2011. A ses côtés, des figures de l’islam radical qui prônent une religiosité de rupture. « Soit on adhère au dogme dans toute sa pureté, soit on est en dehors », résume le chercheur Stéphane Lacroix dans le quotidien français Le Monde.
De l’autre côté, se tient Emadeddine Abdel-Ghafour, président d’Al-Nour et assistant du président de la République, qui a été révoqué par le haut comité du parti après sa décision de geler les élections du Parti sur fond de fraudes.
Le différend a pris une dimension plus forte quand Abdel-Ghafour a rejeté sa mise à l’écart. Le Parti, deuxième force politique du pays, se retrouve donc avec 2 présidents et 2 hauts comités.
Une réconciliation de dernière minute a été conclue alors que la commission des affaires des partis s’apprêtait à rendre son jugement, probablement à travers un gel du parti : ce que les salafistes ne pouvaient risquer. Une telle décision aurait pu marquer leur retour dans les arènes de ladaawa (prédication).
En effet, traditionnellement, les salafistes s’étaient toujours contentés de la prédication. Mais une compétition avec les Frères musulmans, orchestrée dit-on par la police, a conduit les salafistes à se mettre en avant sur la scène politique au lendemain de la chute du dictateur.
Sur le fond, le problème est reporté, mais non résolu : une partie des salafistes d’Al-Nour prônent une indépendance vis-à-vis des prêcheurs pour développer une plateforme politique. Alors qu’un certain nombre de prêcheurs pensent déjà qu’entrer en politique était une erreur.
Cette plateforme politique leur permet une emprise sur le pouvoir : sur la présidence, mais aussi dans le texte de la future Constitution où ils veulent imposer « la charia » par la loi.
Pas de frontière entre prédication et politique
La rapidité avec laquelle les salafistes sont entrés dans l’arène politique est restée un obstacle pour apporter les modifications organisationnelles et surtout intellectuelles nécessaire à régir cette relation entre la prédication et le Parti. Cette rapidité a également empêché les salafistes de développer un modèle islamique cohérent avec leur participation politique. Les partis islamistes sont certes différents les uns des autres. Pourtant, les différences doctrinales ne sont pas les facteurs les plus importants qui les distinguent. Ce qui distingue ces partis ce sont plutôt les conditions dans lesquelles ils exercent leurs activités. Si le défi du mouvement salafiste est de fournir un modèle islamique distinct de l’action politique, celui des Frères musulmans est la distribution des positions politiques aux membres pour sauver l’unité de l’organisation.
Dans ce contexte, les élections du président de Liberté et justice, le Parti des Frères musulmans, passent pour un test. Le courant conservateur qui, pour le moment, refuse de lâcher des postes-clés aux jeunes — ou encore à ceux qui pourraient être définis comme « moins conservateurs », puisque les « réformateurs » ont été déjà mis à l’écart — est notamment scruté à la loupe.
Le Parti s’apprête, en effet, à vivre sa première élection interne depuis sa fondation, il y a un an et demi. A l’époque, tous les dirigeants du Parti avaient été nommés par le bureau politique de la confrérie de Hassan Al-Banna. Mohamad Morsi fut ainsi le premier président du Parti avant de céder le poste temporairement à Essam El-Erian, lequel cherche aujourd’hui à officialiser son statut.
Le numéro un de la confrérie, Mohamad Badie et son adjoint, Khaïrat Al-Chater, pensent apparemment autrement que Morsi et préfèrent à Erian un autre cacique, Saad Al-Katatni, l’ex-président du Parlement (lire page 5). Juste avant la présidentielle, Erian a eu une conversation avec Chater qui aurait mal tourné. Erian aurait ainsi dit, selon ses proches : « Vous vous êtes emparés des richesses, laissez-nous la politique », en s’adressant à Khaïrat le millionnaire.
Façade démocratique
Les Frères s’efforcent désormais de construire une façade de démocratie, avec 5 candidats en lice, dont un jeune, et pourquoi pas une femme ? Le résultat est pourtant connu d’avance et le but ultime est d’éviter une division qui ferait éclater la confrérie. Les dernières élections internes des Frères remontent à fin 2009, le bureau politique, comme le guide, avaient été renouvelés. Mais le scrutin avait été entièrement dirigé par Al-Chater, alors en prison, mettant les réformateurs sur le banc.
« Les élections se sont déroulées en violation de la charte de la confrérie. L’objectif de la tenue de ces élections à la hâte ne visait pas seulement à m’écarter du bureau, mais à monter un groupe contre un autre », avait à l’époque dévoilé Mohamad Habib, ancien numéro 2 de la confrérie. Un scrutin manipulé selon toute vraisemblance.
Un document de Carnegie Endowment intitulé Partis islamistes au pouvoir : un travail en cours estime que les partis islamistes « montrent encore des signes de leur isolement précédent à l’intérieur de leur propre pays et à l’étranger ». Le texte, écrit par Marina Ottaway et Marwan Muasher, précise que « pas tous les dirigeants islamistes sont en ce moment à l’aise avec le monde extérieur à leur bulle ».
D’où, d’ailleurs, cette obsession de division interne. « Ces partis semblent évoluer rapidement à mesure qu’ils apprennent à naviguer à travers les difficultés politiques et les processus démocratiques incertains de leur pays. Leur évolution sera probablement affectée par la façon dont les partis laïcs et, dans une moindre mesure, la communauté internationale y réagira », ajoutent les deux auteurs.
Doit-on prendre à la lettre les déclarations radicales des partis islamistes ou les placer dans un contexte de naïveté politique basée sur le seul atout dont ils disposent : la mobilisation des foules ? « Il est dans l’intérêt des laïcs dans les pays arabes de faire tout leur possible pour percer la bulle qui entoure encore une partie des islamistes ... Pour les aider délibérément à remettre en question les idées dominantes », poursuit le texte. Un processus qui prendrait cependant beaucoup de temps, alors que les islamistes ont déjà les yeux braqués sur les futures législatives. Les différends et divisons internes des Frères affecteraient sans nul doute leur popularité, mais jusqu’à quel point ? Car beaucoup de repères semblent aujourd’hui démontrer que ces divisions sont sans réel impact sur leur électorat. Devant les urnes, encore une fois, rien ne laisse prévoir une disparition des partisans des forces religieuses ou de leur instruction : « Ne donnez pas votre voix aux infidèles laïcs ».
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