Al-Ahram Hebdo : Soixante-quinze ans après la Nakba, la situation des réfugiés palestiniens ne cesse de s’empirer. Comment voyez-vous le rôle de l’UNRWA comme étant un témoin historique de la catastrophe ?
Sahar Al-Jobury : Nous commémorons cette année le 75e anniversaire de la Nakba, durant laquelle plus de 750 000 réfugiés palestiniens, soit les deux tiers de la population arabe de la Palestine en 1948, ont été déplacés et forcés à quitter leurs domiciles, leurs terres et leur patrie, conduisant ainsi au déplacement le plus tragique de l’histoire de l’humanité. La Nakba est une réalité quotidienne pour les 5,9 millions de réfugiés palestiniens enregistrés auprès de l’UNRWA, dont beaucoup vivent dans les 58 camps répartis dans les 5 zones d’opérations de l’agence et souffrent de la violence et de l’occupation.
L’UNRWA est la conséquence de cette crise et, depuis plus de 7 décennies, elle demeure un témoin oculaire des souffrances endurées par les réfugiés palestiniens et leurs familles. L’UNRWA est la bouée de sauvetage pour des millions de réfugiés palestiniens, car ses interventions sociales, économiques et humanitaires leur donnent de l’espoir en l’absence de toute perspective politique. Elle est la seule agence onusienne qui fournit des services directs et quasi gouvernementaux. Elle est aussi la seule organisation des Nations-Unies qui gère un système éducatif intégral avec plus de 700 écoles. L’UNRWA fournit également une protection sociale à plus de 300 000 réfugiés palestiniens souffrant de la pauvreté.
— Pandémie, guerre en Ukraine, réchauffement climatique … la multiplication des crises mondiales a augmenté les besoins humanitaires dans la région et a posé de nouveaux défis à l’UNRWA. Comment l’agence répond-t-elle à ces crises multiples ?
— Les réfugiés palestiniens ne se sont jamais sentis aussi faibles et humiliés qu’aujourd’hui. Ils luttent pour vivre au milieu des crises humanitaires, de l’intérêt mondial décroissant à l’égard de leur situation, et au milieu des mutations rapides et continues dont témoigne la dynamique régionale. Ils se trouvent également en butte aux appels accrus et explicites à saper leurs droits et leur statut de réfugiés. A tout cela s’ajoutent les répercussions de la crise ukrainienne, qui ont amplifié celles de la pandémie de Covid-19. Tous ces facteurs ont eu un impact majeur sur les réfugiés palestiniens, les taux de pauvreté ayant atteint des niveaux record en 2022 : 83 % à Gaza, 93 % au Liban et 90 % en Syrie.
La réponse de l’UNRWA aux répercussions de la crise ukrainienne varie selon la disponibilité des ressources dans ses différentes zones d’opérations. L’année dernière, nous avons procédé à une distribution plus grande de denrées alimentaires en Syrie. Nous avons également augmenté la valeur de l’allocation en espèces et élargi les services de protection sociale au Liban. D’ailleurs, l’aide alimentaire octroyée à Gaza a permis de maintenir les prix sur le marché alimentaire local. Toutefois, l’allocation en espèces fournie par l’agence a été insuffisante, en raison du manque de financement, ce qui a aggravé l’impact de l’envolée des prix des denrées alimentaires sur les réfugiés palestiniens.
— Israël refuse toujours d’accorder le droit de retour aux Palestiniens expulsés en 1948. Quelle est la situation aujourd’hui des réfugiés palestiniens dans la région ?
— L’agence répond non seulement aux besoins fondamentaux et urgents des réfugiés palestiniens, elle favorise également un environnement dans lequel ils peuvent bâtir un avenir meilleur. C’est la seule lueur d’espoir face à l’absence d’horizon et de solution. Plus le dénuement et les besoins des réfugiés palestiniens augmentent, plus ils ont besoin de l’UNRWA et des services qu’elle fournit.
En Syrie, la crise syrienne qui persiste depuis 12 ans et ses retombées continuent d’impacter la vie des réfugiés palestiniens, tandis qu’au Liban, qui connaît la pire crise économique et financière de son histoire récente, les prix des produits de base, y compris l’électricité, le carburant, les médicaments et la nourriture, ont augmenté, et les Libanais eux-mêmes n’ont plus aucune chance face à l’effondrement économique. Qu’en est-il alors pour des réfugiés vivant dans des camps, dans des conditions précaires ? Les rêves des jeunes réfugiés palestiniens ont été brisés et il ne leur reste plus que le seul rêve d’émigrer d’un pays où ils se sentent laissés pour compte, avant même que le pays ne soit dévoré par un effondrement économique sans précédent. Ainsi, beaucoup d’entre eux, faute de mécanismes d’adaptation à la réalité amère, se dirigent vers les « bateaux de la mort », à la quête d’une vie meilleure pour eux-mêmes et leurs familles.
— Quelle est l’ampleur de la crise budgétaire dont souffre actuellement l’UNRWA ?
— L’UNRWA oeuvre sans financement stable et permanent. L’agence est largement tributaire des contributions volontaires pour financer son budget-programme et le budget conditionnel. L’agence est chroniquement sous-financée, pour de nombreuses raisons, depuis près d’une décennie, mais ce déficit a augmenté au fil des ans. Les Etats membres de l’Onu ont confié à l’agence la lourde responsabilité de fournir des services de base, des services humanitaires et des services de développement humain aux réfugiés palestiniens, jusqu’à ce qu’on parvienne à une solution politique juste et durable de leur cause. Tous les trois ans, à l’Assemblée générale, les Etats membres apportent le soutien politique nécessaire pour renouveler continuellement le mandat de l’UNRWA, mais ils ne lui fournissent malheureusement pas l’équivalent de ce soutien politique en termes de financement. Le montant total des recettes perçues par l’agence en 2022 correspond à peu près au montant reçu en 2013, tandis que les besoins des réfugiés et le coût des opérations ont considérablement augmenté, ce qui s’est traduit par des dettes importantes que l’agence a reportées sur l’exercice en cours.
Cette année, le budget de l’UNRWA s’élève à 1,6 milliard de dollars, dont seulement 21 % ont été perçus jusqu’à la fin du mois d’avril, et il reste 1,4 milliard de dollars d’ici la fin de l’année. L’agence a entamé l’exercice en cours avec 75 millions de dollars de dette reportée de 2022. La situation financière précaire montre les difficultés auxquelles l’agence sera confrontée et augure de son incapacité à répondre aux besoins croissants des réfugiés si des fonds supplémentaires ne sont pas fournis. Cette situation pourrait même provoquer l’effondrement de l’agence, ce qui aurait de graves conséquences et d’énormes répercussions sur l’ensemble de la région. Les dirigeants de l’agence déploient des efforts considérables pour mobiliser l’appui international, politique et financier car l’agence n’est plus en mesure de supporter le sousfinancement chronique.
— Comment l’absence de soutien politique et financier peut-elle affecter la mission de l’UNRWA et l’avenir même de son existence ?
— L’UNRWA est la conséquence de la Nakba. L’année prochaine, elle aura, elle aussi, 75 ans. Mais ce ne sera pas un motif de réjouissance et de célébration. Il nous faut aujourd’hui une réflexion sur le sort de millions de réfugiés palestiniens et les défis auxquels ils sont confrontés. Tout le monde sait que l’agence fait l’objet d’attaques politiques systématiques qui visent sa légitimité et, par conséquent, la légitimité et les droits des réfugiés palestiniens.
Si la commémoration de la Nakba est une occasion pour rappeler les droits des réfugiés palestiniens, entre autres, à l’éducation, à la santé, à une vie digne, il s’agit également d’une occasion pour rappeler la responsabilité de la communauté internationale qui doit parvenir à un règlement juste et durable de leur cause et mettre fin à leur souffrance. Alors que nous commémorons le 75e anniversaire de la Nakba, je formule l’espoir de ne pas le commémorer indéfiniment et j’espère aussi que nous célébrerons ensemble une paix juste et viable, qui assure à tous les réfugiés palestiniens leurs droits.
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