Mais cette réalité pourrait être sur le point de changer. Une récente succession d’accords pétroliers a suscité des inquiétudes aux Etats-Unis sur la pérennité de la suprématie du dollar dans les transactions pétrolières. Les accords récents conclus par des pays comme l’Arabie saoudite et la Chine concernant le commerce du brut et des produits pétroliers pourraient avoir des conséquences géopolitiques importantes, car c’est le pétrodollar qui a fondé l’hégémonie mondiale du billet vert. Plusieurs économies puissantes, dont la Chine, la Russie, l’Inde et le Brésil, membres avec l’Afrique du Sud du groupe des BRICS, échangent de plus en plus de pétrole et d’énergie en devises locales, abandonnant le dollar. Si des pays-clés, comme l’Arabie saoudite, se joignent à cette tendance, l’effondrement du pétrodollar d’abord, puis du dollar comme monnaie de réserve mondiale, ne peut pas être complètement exclu.
Le pétrodollar fait référence au rôle hégémonique du dollar en tant que monnaie de référence dans le commerce international du pétrole. En 1973, l’Arabie saoudite a convenu avec les Etats-Unis de n’accepter que le dollar dans ses ventes de brut et d’investir les bénéfices générés dans des obligations et des bons du Trésor américain. Ce système s’est répandu par la suite à l’ensemble du marché pétrolier, ainsi qu’à toutes les facettes du commerce mondial, ce qui a renforcé la valeur du billet vert et sa demande dans le monde entier. Récemment cependant, certaines puissances économiques ont accepté d’échanger du pétrole — ainsi que d’autres produits — dans des devises alternatives, ce qui a jeté le doute sur l’avenir du pétrodollar, pierre angulaire de la puissance et du poids économique des Etats-Unis.
Cet effort est principalement — mais pas exclusivement — mené par l’influent groupe des BRICS, dont le poids économique dépasse désormais celui du groupe des 7 pays occidentaux les plus industrialisés. Selon Acorn Macro Consulting, une firme de recherche britannique, le bloc représente 31,5 % du PIB mondial contre 30,7 % pour le G7. Cet écart devrait s’élargir dans les années à venir. Les BRICS ont pris des mesures importantes pour s’éloigner du système commercial et financier international dominé par le dollar. Ils ont conclu un accord pour l’usage des monnaies nationales dans le commerce intergroupe, prélude à la création d’une nouvelle monnaie qui serait indexée sur l’or et des minéraux rares. Le groupe décidera cette année de l’adhésion de deux grands pays producteurs de pétrole, l’Iran et l’Arabie saoudite. Cette dernière a indiqué qu’elle envisageait d’accepter le yuan pour ses ventes de pétrole à la Chine, ce qui menacerait le pétrodollar, étant donné la position dominante du Royaume sur le marché pétrolier.
Le Brésil, première puissance économique en Amérique latine, et la Chine, deuxième économie mondiale, ont signé un accord le 28 mars pour utiliser exclusivement leurs propres devises pour de futures transactions commerciales. Le même mois, diverses sources pétrolières ont rapporté que l’Inde, 5e économie mondiale, utilisait des devises autres que le dollar, telles que le dirham des Emirats arabes unis et, plus récemment, le rouble russe, pour payer le pétrole russe, sous sanctions occidentales. Toujours en mars, Pékin et Moscou ont renouvelé leur accord vieux de dix ans pour commercer sans dollars. Actuellement, les deux tiers de leur commerce bilatéral se font en yuan et en rouble. Début avril, l’Inde et la Malaisie se sont entendues sur l’usage de leur monnaie dans leurs échanges commerciaux. En février, l’Iraq et la Chine ont convenu d’échanger en yuan, tandis que la Chine et la France ont finalisé le 30 mars leur premier accord de gaz naturel liquéfié réglé en yuan, une première pour un pays européen.
Une tendance ancienne
Ironiquement, le billet vert a connu un effet similaire de dédollarisation à peu près à la même époque la dernière décennie, lorsque les Etats-Unis et leur plus proche allié, l’Europe, ont imposé en 2012 des sanctions pétrolières à l’Iran qui a été exclu du système mondial de paiement Swift. Bien que les ventes officielles du pétrole iranien aient chuté, Téhéran a développé des moyens imaginatifs pour vendre son pétrole loin du dollar. Ainsi, les sanctions qui visaient à maintenir la suprématie mondiale du dollar ont semé les graines de son autodéclin. Dix ans plus tard, des sanctions similaires ont été imposées à la Russie. Mais cette fois, le coup porté à la suprématie du dollar sera plus dur pour deux raisons. Premièrement, les ventes de pétrole sans pétrodollars sont là pour rester. La Chine et l’Inde, deux grandes consommatrices d’énergie, ont goûté aux avantages d’un commerce peu coûteux en roupie et en yuan sans dollar comme intermédiaire. Deuxièmement, la Chine, qui nourrit des espoirs de domination mondiale, a bien progressé par rapport à la dernière décennie et est en passe de détrôner les Etats-Unis. Elle mène l’action mondiale de dédollarisation.
En effet, la dédollarisation est un sujet ancien qui date de 2010, au milieu de la crise bancaire aux Etats-Unis. Puis, en 2014, la Russie et la Chine se sont associées pour s’éloigner du dollar après l’annexion par Moscou de la Crimée en Ukraine et les conséquentes sanctions occidentales. L’une des raisons principales en était l’utilisation du dollar par les Etats-Unis comme arme politique contre leurs adversaires, à travers laquelle ils cherchent à imposer leur volonté. En outre, la politique monétaire mise en place par la Réserve fédérale a éloigné divers intérêts du billet vert. Ce fut le cas lors des réponses américaines à la crise financière de 2008 et à la pandémie de Covid-19 qui ont provoqué l’envolée de la valeur du dollar, provoquant un renchérissement — dommageable pour plusieurs pays — des produits adossés au dollar.
La dédollarisation implique cependant des défis économiques et financiers substantiels pour les pays qui veulent réduire la domination du billet vert. En 2022, le dollar a représenté environ 50 % du commerce mondial et environ 60 % des réserves monétaires mondiales, selon la Banque des règlements internationaux. Ceci signifie que le recul du dollar dans le commerce et la finance internationaux n’est pas pour demain, mais il est en marche. La domination du dollar a conféré aux Etats-Unis un pouvoir économique important et leur a permis d’exercer leur hégémonie sur d’autres pays par le biais de sanctions et d’autres outils financiers. La poursuite de la tendance à la dédollarisation est de nature à saper ce pouvoir et à rendre plus difficile pour Washington d’atteindre ses objectifs de politique étrangère.
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